Anthony Vincent : “Je n’ai pas à choisir entre être Noir ou gay”
Dans son essai “Peau noire, masque arc-en-ciel”, l’auteur et journaliste de mode se penche sur la dimension intersectionnelle de sa queerness.
Dans son essai “Peau noire, masque arc-en-ciel”, l’auteur et journaliste de mode se penche sur la dimension intersectionnelle de sa queerness.
Le journaliste de mode et co-créateur du podcast Extimité Anthony Vincent signe aujourd’hui son premier essai Peau noire, masque arc-en-ciel dans l’ouvrage collectif Pédés (éd. Points). Il y aborde sa queerness de façon intersectionnelle, évoque les dilemmes, stigmates et attentes quotidiennes, les stratégies de lutte, et appelle au développement du “queer care”.
Il insiste pour discuter d’une visibilité à double tranchant : “On a peut-être droit à un boom de représentations dans des séries Netflix, mais ça n’empêche pas les violences LGBTphobes, comme l’illustrent tristement les suicides en France suite à des années de harcèlement scolaire lesbophobe, homophobe et transphobe ces dernières années : Diane, 21 ans en 2016, Luna-Avril, 17 ans en 2020, Dinah, 14 ans en 2021, Lucas, 13 ans en 2023, ou encore Lindsay, 13 ans en 2023. Le rapport 2023 de SOS Homophobie rapporte une inquiétante hausse de ces violences qui vont bien au-delà de l’interpersonnel, comme en attestent également les attaques de lieux symboliques en France cette année comme le Bonjour Madame à Paris, le Centre LGBT+ de Tours, celui de Nantes, ou encore celui de Saint-Denis à La Réunion. Mentionnons également l’obsession médiatique et politique délétère à l’encontre des personnes trans comme s’il s’agissait d’objets de débats, plutôt que d’êtres humains. C’est dans ce climat-là qu’on a plus que jamais besoin de faire adelphité au sein de la communauté LGBT+.”
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Quel est l’objectif de ce livre, au niveau personnel et au niveau de la communauté LBGTQI+ ?
À l’échelle de cet ouvrage collectif, il était important pour nous de revendiquer l’identité pédé au sein de la communauté LGBT+, et de le faire au pluriel, pour montrer un échantillon de toute sa diversité, plutôt que de laisser croire qu’elle serait monolithique. Bien plus qu’une simple orientation sexuelle, il s’agit d’une identité politique, qui ne s’excuse pas d’être là, qui se revendique pour exiger des droits, avec subversion s’il le faut. C’est une identité pouvant paraître clivante, comme l’illustre l’usage même de ce mot insultant.
Quant à mon chapitre en particulier, je voulais mettre en avant la façon dont j’ai souvent eu l’impression d’avoir à choisir entre le fait d’être Noir ou gay, comme si l’un excluait l’autre. Or, ce ne sont pas des réalités mutuellement exclusives. Je n’ai pas à choisir entre différents pans de ma personne, qui fondent tous mon humanité, ni à répondre aux injonctions à l’exemplarité et à l’assimilation. J’ai voulu écrire un texte le plus pédagogique possible, pour donner des clés de compréhension aux jeunes queers comme aux personnes cishétéros pour comprendre des enjeux tels que le stress minoritaire, l’homonationalisme, ou encore le retournement du stigmate. Quand on est à la marge de la marge, en tant que personne noire et queer, on peut se sentir d’autant plus isolée, mais je voulais que ce texte puisse apporter une forme de réconfort, de consolation, et inspirer à la solidarité, tout en regardant en face le racisme intracommunautaire qui existe aussi au sein de la communauté LGBT+, au même titre que dans le reste de la société, puisqu’il s’agit d’une violence systémique.
Peux-tu me parler de la dimension performative de ton identité dont tu parles dans ton livre, comme le fait de devoir performer une “queerness” devant par exemple des policiers ?
Dans l’espace public ou quand je cherche un travail, un logement, j’ai bien conscience d’être d’abord perçu comme Noir, puis éventuellement comme personne queer. Or, dans une société encore raciste et homophobe, aucune de ces deux étiquettes ne m’ouvre de portes. En revanche, j’ai déjà pu avoir l’horrible impression que le fait d’être queer sauvait parfois ma peau noire de certains préjugés, voire de discriminations, comme si cela me “blanchissait” aux yeux d’employeurs ou de policiers. Mais je n’échappe jamais complètement ni à l’homophobie, ni au racisme, et il m’est impossible de jongler avec uniquement l’un ou l’autre. J’aurais beau surjouer la queerness dans certains contextes, je n’en ferai jamais oublier ma race sociale. C’est donc un leurre de croire que je puisse échapper entièrement à l’une ou l’autre de ces violences systémiques. Même quand je tente de me servir de l’une comme d’un bouclier contre l’autre, dans tous les cas, je termine forcément blessé. Alors qu’allier ces deux facettes de mon identité m’aide justement à me sentir entier, et me donne des clés de lecture précieuses de la société. Être une personne noire et queer peut être une forme de superpouvoir de compréhension du monde et des dynamiques de races, de sexualités, de genres et de classes sociales qui le structurent. De mon point de vue de personne située à la marge de la marge, j’observe la société autrement, en pleine conscience de ses angles morts.
Quels sont les stéréotypes auxquels tu as fait face ?
Si l’archétype de la “angry black woman” commence à être bien connu du grand public, tant il est représenté dans les films et les séries populaires, un autre trope se dessine sur les écrans, celui du “sassy black gay”. Du personnage de Ruby Rhod dans Le Cinquième Élément de Luc Besson à Lafayette Reynolds dans la série True Blood en passant par François-Xavier Leuridan dans la télé-réalité Secret Story, c’est la même réception médiatique : ils sont perçus comme drôles, certes, mais en grande partie malgré eux, et surtout bitchy. Cela s’explique par de nombreuses raisons. Les personnes noires ont tendance à être perçues par le regard blanc comme étant ultra-expressives : le moindre haussement de sourcil ou pincement de la lèvre pourra être interprété comme une manifestation de mépris. C’est un effet collatéral du racisme : notre présence minoritaire fait que l’on apparaît comme hypervisible, comme une anomalie à surveiller d’encore plus près, voire à dompter.
Cela explique en partie pourquoi nos moindres faits et gestes peuvent facilement être interprétés comme agressifs. Ce soupçon permanent d’agressivité sert en fait surtout à nous garder dociles, discrets, bien lisses. Comme si nous n’étions jamais à notre place, et qu’on ferait mieux d’être reconnaissants que l’on tolère notre présence, pour ne pas dire notre existence. C’est dans ce contexte qu’on pourrait parler de stéréotype de “sassy black gay” : cet homme noir et gay trop féminin pour paraître frontalement agressif, et donc que le regard blanc verra plutôt comme sournois et insolent. Et cette insolence sans cesse présumée est en fait un procès en ingratitude qui ne dit pas son nom : on devrait sans cesse s’excuser d’exister en tant que personne noire et gay. Ce qu’on juge “sassy” chez nous n’est rien d’autre que des traits d’esprit, mais c’est manifestement plus confortable pour les dominants de nous trouver bitchy qu’intelligents. C’est un stéréotype auquel je suis régulièrement confronté, d’autant plus que je travaille dans la mode, donc je réponds encore plus à ce cliché. Ce fameux procès en ingratitude et insolence a d’ailleurs été souvent réservé à des figures emblématiques de ce milieu comme André Léon Talley ou Edward Enninful.
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Et les a priori sur ton métier de critique mode, autant que de militant ?
Longtemps, j’ai tu ma passion pour la mode justement parce que je voulais tenter d’échapper au stéréotype du “sassy black gay”. C’est peut-être aussi en partie parce que je sais combien la société française adore juger la mode comme profondément frivole – qu’importe combien elle pèse dans la puissance économique et même le soft power du pays. J’ai presque développé une sorte de complexe d’être journaliste mode, comme si cela faisait de moi quelqu’un de non sérieux, et donc que cela pourrait nuire à mes engagements sociaux par ailleurs.
Ressens-tu une pression à faire de la pédagogie dans les milieux queers ?
L’injonction à la pédagogie est quelque chose que je ressentais davantage quand je faisais mes premiers pas dans les milieux queers, car certaines micro-agressions racistes me sautaient aux yeux. Aujourd’hui, j’ai l’impression que l’on a progressé en tant que société à ce niveau-là, surtout dans nos milieux trans-pédés-gouines. C’est plutôt en dehors de ces milieux que je trouve que j’ai encore beaucoup de pédagogie à faire, mais entre-temps, je me suis affirmé en tant que journaliste, ce qui me confère un statut privilégié qui fait qu’on peut désormais m’inviter en tant qu’expert à des tables rondes sur le sujet par exemple. C’est plutôt auprès des hommes avec lesquels je relationne que je me retrouve à faire parfois de la pédagogie. Et c’est parce qu’il s’agit de ma sphère intime que cela devient une plus forte pression, car ma sécurité affective, mon intégrité physique et mentale sont littéralement en jeu.
Comment travailles-tu autour de la dimension capitaliste de l’industrie de la mode, en parallèle aux idéaux militants ?
Le comble, c’est qu’il m’arrive de passer pour trop radical au sein du journalisme de mode, et, plus rarement, pour une marionnette du capitalisme du côté des sphères militantes. Mais recevoir des critiques des deux côtés me rappelle surtout que je fais du bon boulot depuis cette ligne de crête. Je m’inquiéterai le jour où je ne recevrai plus de critiques de la part du milieu journalistique sur le caractère souvent engagé de mes articles. Il est impossible d’atteindre la pureté militante. C’est un idéal vers lequel on peut vouloir tendre, mais c’est au risque de s’épuiser physiquement et mentalement, car on ne peut être sur tous les fronts à la fois, de façon pérenne. Et cette tentative peut d’ailleurs nous précariser, car militer n’est pas rémunérateur, ce n’est pas fait pour ça, et heureusement. Nous sommes des humains, avec des besoins de repos, capables parfois de commettre des faux pas. C’est justement tout l’intérêt de lutter collectivement : seul, on va vite, mais au risque de s’épuiser, alors qu’ensemble, on peut aller plus loin, se soutenir mutuellement, se relayer, se soigner pour éviter le burn-out militant. Ce dernier survient d’ailleurs bien souvent du fait qu’on s’esquinte la santé à vouloir atteindre cette pureté militante, trop souvent instrumentalisée par nos détracteurs plutôt que par nos pairs.
Pourrais-tu me parler de l’injonction à ce que l’on nomme “Black Excellence”, que tu évoques dans ton livre ?
Le concept de Black Excellence renvoie à la capacité supposée et/ou exigée chez les personnes noires de pouvoir supporter et réaliser beaucoup de choses à la fois, ce qui suscite autant de stéréotypes positifs que négatifs. C’est une notion souvent revendiquée avec joie par des personnes noires au moment d’exploits physiques (record sportif par exemple) et/ou culturels (quand Viola Davis atteint le statut d’EGOT, c’est-à-dire lauréate des prestigieuses récompenses que sont un Emmy, un Grammy, un Oscar et un Tony) et/ou scientifiques (en cas de découverte majeure). Cela peut être motivant de voir des personnalités noires s’illustrer avec succès, mais cela peut aussi créer une forme de pression à l’excellence. Le revers de la Black Excellence, c’est justement qu’il est attendu énormément de nous, de la part de nos pairs, mais aussi des dominant.e.s. La carrière de Beyoncé l’illustre particulièrement : on exige d’elle qu’elle chante parfaitement, tout en dansant énormément, sans oublier de se réinventer à chaque album. Le fait qu’elle n’ait encore jamais reçu le Grammy du meilleur album raconte beaucoup du niveau d’exigence plus élevé auquel la National Academy of Recording Arts and Sciences veut la soumettre par rapport aux autres artistes. Cela témoigne de misogynoir et de l’effet pervers de la Black Excellence.
De fait, les personnes noires, surtout les femmes, sont perçues par les personnes non-noires comme capables de supporter beaucoup de travail (physique, mental, émotionnel) et de réaliser beaucoup de prouesses (dans le sport, au lit). L’expression, heureusement de moins en moins utilisée, “travailler comme un nègre” l’illustre bien et provient directement de l’esclavage. Le syndrome méditerranéen, qui n’est pas une véritable maladie mais un préjugé raciste qui voudrait que les personnes nord-africaines, noires ou perçues comme telles exagèrent leurs douleurs, tout en ayant une plus haute tolérance à la souffrance que les personnes blanches, est un autre revers (pouvant être mortel, vu l’histoire de Naomi Musenga en France, ou la surmortalité des femmes noires en couche aux États-Unis) de la Black Excellence.
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Que peux-tu me dire du stress minoritaire au quotidien ?
Le stress minoritaire désigne le stress permanent que ressentent les personnes socialement marginalisées à cause des violences systémiques, que ce soit le racisme, les LGBTIphobies ou encore le validisme. L’expérience de la stigmatisation, savoir que l’oppression peut frapper à tout moment, agit comme un bruit de fond permanent qui peut être fatigant, nous rendre hypervigilant.e.s (au sens psychologique du terme), et nous surexposer au développement de troubles de la santé mentale et conduites à risque. Dans mon texte pour l’ouvrage collectif Pédés, je rappelle justement que grandir avec le sentiment d’être enfermé.e dans le placard, savoir que notre sexualité stigmatisée peut être découverte à tout moment, et entendre de son entourage et dans les médias des propos homophobes peut avoir des conséquences terribles, pouvant aller jusqu’au syndrome de stress post-traumatique. C’est pour ça que je conclus mon texte sur l’amour-propre et l’idée d’un “queer care” : on a vraiment besoin de développer une approche communautaire du soin physique et mental, surtout pour les personnes les plus marginalisées et précaires.
Quelles représentations LGBTQI+ t’ont aidé ?
Le film Moonlight de Barry Jenkins m’a profondément bouleversé, comme j’en parle dans mon texte pour Pédés. Et j’aurais adoré pouvoir regarder des séries comme Sex Education, Chewing Gum ou I May Destroy You quand j’étais ado, pour les diversités de vécus qu’elles représentent, avec sensibilité et authenticité. À vrai dire, je regarde assez peu de films et de séries, car je sature très vite des écrans, mais je rêverais qu’il existe une série documentaire autour des cabarets contemporains, qui regorgent de talents queers, comme on peut le voir au Cabaret de Poussière, à La Bouche ou chez Madame Arthur.
Last but not least, peux-tu m’expliquer la métaphore de l’eau et de la fluidité, utilisée dans ton texte ?
C’est une métaphore qui m’a échappé sans m’en rendre compte au fil de l’écriture. En y réfléchissant, je réalise à quel point j’ai eu l’impression de sous-respirer pendant toute mon enfance, jusqu’à m’épanouir aujourd’hui en tant qu’adulte. Pourtant, je n’ai pas pour autant complètement sorti la tête de l’eau, j’ai plutôt appris à respirer sous la surface. Justement parce que j’ai accepté la fluidité de mon identité, plutôt que de tenter de la fixer dans une case. Même si certaines étiquettes peuvent aider à nous construire en grandissant, et qu’on a parfois besoin d’en revendiquer certaines collectivement afin de former un bloc politique soudé par moments, on peut aussi trouver individuellement une forme d’épanouissement à se savoir insaisissable, mouvant, dans notre sexualité comme dans notre expression et identité de genre. Comme plein de gouttes uniques qui forment un océan de possibles. Oui, je suis à deux doigts de me présenter à Miss France.