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Pourquoi le journal intime sera à jamais dans mon coeur ?

Des jouets pour filles dans les années 2000 aux bullet journals d’aujourd’hui, le journal intime habite la pop culture depuis des décennies. À la fois objet et pratique d’écriture, il est à la croisée de nos imaginaires concernant le récit de soi mais aussi la féminité et internet. Que nous révèle-t-il de notre rapport à l’intériorité ?

Fétiche de la préadolescence, accessoire de développement personnel voire secret un peu honteux : le journal intime représentait dans les années 2000 un marqueur social capital de la préadolescence féminine, dont la pop culture de l’époque se faisait le miroir. Aujourd’hui, à l’heure où les blogs renaissent et que la vulnérabilité est encouragée sur les réseaux sociaux, il fait son grand retour dans nos imaginaires.

Rite féminin incontournable

Dès que j’ai su tenir correctement un stylo, on m’a offert un journal intime : un carnet Diddl protégé par un minuscule cadenas dont j’ai soigneusement porté les clés en pendentif pendant trois semaines, avant de les perdre et de devoir faire sauter la serrure. J’y ai consigné mes souvenirs et mes émotions de petite fille à l’abri des regards indiscrets de mes 6 à mes 16 ans, âge auquel j’ai fini par migrer vers un ordinateur et un logiciel de traitement de texte. Geste jamais réellement interrogé, tenir un journal relevait à la fois de la nécessité et de la performance : j’étais une fille, et toutes les filles – toutes celles qui croyaient en leur intériorité – tenaient un journal. Pour en attester, il me suffisait de me tourner vers les personnages de mes séries et films préférés : de Lola dans LOL à Elena dans Vampire Diaries, toutes les véritables héroïnes à la première personne transformaient leur vie en roman, à l’image des best-sellers de Meg Cabot, Journal d’une princesse, dont, en bonne enfant de mon siècle, j’avais religieusement dévoré tous les tomes.

Les personnages féminins qui tenaient un journal étaient souvent discrets, effacés mais secrètement pleins de ressources : Cléo, dans H2O, était timide mais aussi émotive et intelligente, tandis que Mia, la princesse de Génovie dans Journal d’une princesse, était transparente au lycée mais passionnée par l’écriture et la pop culture. “J’avais envie, comme Mia, de laisser une trace écrite de ma vie”, se rappelle Amélia, 25 ans, qui, comme beaucoup d’autres, évoque l’impact du roman sur son envie de tenir un journal. Tout le monde autour de moi semblait associer le journal intime à la féminité, et la féminité à l’acte de se raconter en privé. Les pouvoirs des filles, dans l’imaginaire culturel des années 2000 – se transformer en sirène, en sorcière ou en pop star –, ne semblaient jamais pouvoir exister au grand jour et devaient toujours être dissimulés, contribuant à faire du secret une qualité féminine essentielle. Pas étonnant, dans ce cas, que le journal intime ait été un outil si indispensable lors de mon enfance : il était le seul endroit où je pouvais briller librement.

journal intime - NYLON France

©Pathé

Objet de culte transitionnel

Le journal intime, cela dit, n’était pas juste un exercice d’écriture, mais bel et bien un objet à part entière et un accessoire féminin incontournable au même titre qu’un tube de gloss. Marilou, 31 ans, évoque un “petit carnet bleu à fleurs extrêmement kitsch”, tandis qu’Iman, 23 ans, se souvient de son carnet Diddl “à paillettes roses, avec un compartiment en forme de cœur pour stocker des petits mots”. Les rayons des supermarchés regorgeaient de journaux colorés et girly à l’effigie de mes héroïnes préférées – les W.I.T.C.H, Hannah Montana ou encore les Totally Spies –, à mi-chemin entre l’agenda et le cahier. “Les pubs à la télé, les séries où les filles avaient toutes des journaux tout mims avec des cadenas… Je trouvais ça cool”, se rappelle Doha, 20 ans. 

L’esthétique du journal intime était sacrée : tandis que les magazines pour préados comme Les P’tites Sorcières ou Julie consacraient des numéros entiers à l’art de tenir et de décorer son journal, les œuvres littéraires à destination du jeune public féminin, elles, surfaient sur cette tendance en prenant l’apparence de vrais journaux, à l’image de la cultissime BD Lou ! – dont le premier tome s’intitule Journal infime – et de ses collages colorés. “C’est tout cet univers qui m’a donné envie de documenter ma vie dans un journal intime”, analyse Iman. Une esthétique si importante qu’elle en devenait parfois une source de pression. “Quand j’étais petite, tous les journaux que je voyais étaient beaux, et je voulais faire quelque chose de beau aussi. Mais j’étais trop irrégulière et ça m’a découragée d’en tenir un pendant longtemps”, se souvient Jade, 24 ans. 

Cette association du journal intime à un joli jouet a aussi contribué à en faire un objet difficile à embarquer dans l’âge adulte, sous peine de ridicule. Aux petites filles créatives qui customisaient leurs carnets succédait ainsi rapidement la figure de la vieille fille en pyjama, ressassant ses névroses dans son agenda : c’était le syndrome Bridget Jones, ou, pire encore, le burn book rose fuschia de Mean Girls. Si les jeunes filles étaient encouragées à se raconter durant l’enfance, une fois adultes, cet hyperfocus sur soi était vite perçu comme de l’auto-apitoiement ; associé à des réflexions futiles ou dépréciatives (on se rappelle les pires passages sur la diet culture du journal de Bridget), il semblait presque nécessaire de s’en détacher pour retrouver un rapport à soi plus sain. “Mes journaux de collège étaient énormément liés à des histoires d’amour”, se rappelle par exemple Anna, 26 ans. “On avait l’impression que je ne vivais que pour ça, alors qu’il y avait plein d’autres choses dans ma vie, c’est dramatique.” Échapper au journal, c’était aussi, d’une certaine façon, échapper au récit de soi, au féminin ultra-codifié que nous proposaient les médias. “De mes 14 à 18 ans, j’ai consacré beaucoup d’énergie à mon journal, je devais écrire entre trois et huit pages par jour”, confie Marilou. “Puis, à 18 ans, j’ai pris mon envol. L’ennui est parti, l’envie d’écrire aussi.”

Aux petites filles créatives qui customisaient leurs carnets succédait ainsi rapidement la figure de la vieille fille en pyjama, ressassant ses névroses dans son agenda : c’était le syndrome Bridget Jones, ou, pire encore, le burn book rose fuschia de Mean Girls.

journal intime - NYLON France

©Walt Disney Pictures

Une pratique genrée ?

Cette commercialisation genrée du journal intime s’est sans surprise effectuée au détriment des émotions masculines. Alors que, deux siècles plus tôt, tenir un journal intime était l’apanage de tout grand écrivain, dans les années 2000, il semblait impensable d’encourager un petit garçon à se confier à un carnet ; les héros masculins de l’époque – Jimmy Neutron, Martin Mystère, Ben 10 – n’écrivaient jamais rien et aucun journal à l’effigie de Cars ou des Indestructibles ne leur était proposé. En reléguant le journal à une pratique essentiellement féminine, le marketing des années 90 a contribué à le vider de toute sa noblesse, conformément au mécanisme patriarcal de dévalorisation systématique du féminin. Courir comme une fille, écrire comme une fille ? Durant mes études littéraires, j’ai pourtant été confrontée aux romans-fleuves de Musset et Proust, La Confession d’un enfant du siècle et À la recherche du temps perdu, des œuvres introspectives largement écrites à la première personne, au sein desquelles les héros s’épanchaient à tort et à travers. Lorsque, associé à une ambition littéraire, loin des carnets à serrure en forme de cœur, le récit de soi redevenait acceptable pour les hommes. 

Aujourd’hui, alors que beaucoup d’entre eux écrivent, très peu emploient le terme de journal intime : Florent, 40 ans et journaliste, évoque son attrait pour l’écriture dès l’adolescence mais avoue se raconter aujourd’hui par le biais de “l’autofiction” dans “une sorte de journal” qu’il tient dans un sobre carnet Moleskine. Mathis, 26 ans, apprenti scénariste, préfère lui aussi écrire des histoires qu’un journal : “C’est comme si je partageais mes émotions, mais en les cachant dans les œuvres”, analyse-t-il. “C’est à la vue de tout le monde, mais personne ne peut savoir ce qui vient de moi.” Une introspection fondée sur le partage et l’universel plutôt que sur le repli sur soi que Nico, 27 ans, résume pragmatiquement : “Etre nostalgique tout seul, me remémorer mes pensées, ça ne m’intéresse pas tant que ça. J’y réfléchis, mais je préfère partager mes réflexions avec les autres.”

Alors que, deux siècles plus tôt, tenir un journal intime était l’apanage de tout grand écrivain, dans les années 2000, il semblait impensable d’encourager un petit garçon à se confier à un carnet.

 

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Revalorisation moderne et récit de soi 2.0

En 2022, le journal intime est revenu à la mode : rite de développement personnel, il n’est plus tant associé à des cahiers girly qu’à une meilleure connaissance de soi. Si sa récupération par la culture du self-care verse parfois dans la performativité, beaucoup de jeunes adultes qui se sont (re)tournés tardivement vers cette pratique évoquent l’effet thérapeutique du journal intime. “Je me suis défaite de cette idée de me représenter à travers un journal”, résume Jade. “Je m’en sers seulement quand j’en ressens le besoin.” “Mon journal m’a aidée à me rappeler de choses plus ou moins traumatisantes que mon cerveau avait complètement supprimées, et ça m’aide aujourd’hui dans ma reconstruction”, analyse quant à elle Amira, 23 ans. Tenu sur un temps plus ou moins long, le journal devient une archive intime et une fenêtre précieuse sur son intériorité, qu’elle soit passée ou présente. “Je suis quelqu’un de très nostalgique, et mes souvenirs sont ma possession la plus précieuse”, avoue Iman. “Je vois mes journaux comme un petit musée des personnes que j’ai été, comme une machine à remonter le temps.” 

Internet bouleverse aussi notre rapport au récit de soi : tandis qu’Instagram et Twitter, en dignes successeurs de Skyblog, nous offrent la possibilité de nous mettre constamment en scène, beaucoup ont choisi de prendre le contrepied de cette injonction et de faire des réseaux sociaux le nouveau réceptacle de leur vulnérabilité – y compris masculine. Fahd, 26 ans, n’écrit pas mais décrit son Instagram privé comme un “journal intime digitalisé” à destination des ami.e.s de son choix ; Iman, quant à elle, a créé un compte Instagram (@dissolvve) sur lequel elle partage les collages réalisés dans son journal, faisant de ce dernier une pratique créative à part entière. “Ayant grandi sur Twitter, je pense que j’ai une conception un peu étrange de l’intimité sur Internet”, décrypte-t-elle. “Faire lire ton journal à des milliers d’étrangers qui te suivent parce qu’iels ont la même sensibilité que toi, c’est mille fois plus facile que de le faire lire à ta meilleure amie. C’est rassurant de voir d’autres personnes se reconnaître dans mes pensées les plus intimes.” 

À l’heure du grand retour des tendances Y2K, le journal est aujourd’hui devenu un objet artistique à part entière qui interroge la porosité croissante entre public et privé : en 2017, c’est avec un premier album intitulé Journal intime que la chanteuse Aya Nakamura a choisi de conquérir le monde, en hommage à ses écrits adolescents secrets devenus ses premiers textes, tandis qu’en 2019, Taylor Swift a carrément inclus des scans de ses propres journaux dans le livret de son album Lover, en réinvestissant une esthétique adolescente et manuscrite. “Il est indispensable qu’une femme possède une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction”, écrivait en 1929 Virginia Woolf ; en 2022, il semble indispensable qu’elle ait tenu un journal. Premier espace d’intimité créative pouvant ouvrir sur une production plus universelle, le journal intime est ainsi devenu une passerelle culturelle entre soi et le monde, dans une société où l’intimité féminine n’est plus honteuse mais fièrement dévoilée. 

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