Objet de culte transitionnel
Le journal intime, cela dit, n’était pas juste un exercice d’écriture, mais bel et bien un objet à part entière et un accessoire féminin incontournable au même titre qu’un tube de gloss. Marilou, 31 ans, évoque un “petit carnet bleu à fleurs extrêmement kitsch”, tandis qu’Iman, 23 ans, se souvient de son carnet Diddl “à paillettes roses, avec un compartiment en forme de cœur pour stocker des petits mots”. Les rayons des supermarchés regorgeaient de journaux colorés et girly à l’effigie de mes héroïnes préférées – les W.I.T.C.H, Hannah Montana ou encore les Totally Spies –, à mi-chemin entre l’agenda et le cahier. “Les pubs à la télé, les séries où les filles avaient toutes des journaux tout mims avec des cadenas… Je trouvais ça cool”, se rappelle Doha, 20 ans.
L’esthétique du journal intime était sacrée : tandis que les magazines pour préados comme Les P’tites Sorcières ou Julie consacraient des numéros entiers à l’art de tenir et de décorer son journal, les œuvres littéraires à destination du jeune public féminin, elles, surfaient sur cette tendance en prenant l’apparence de vrais journaux, à l’image de la cultissime BD Lou ! – dont le premier tome s’intitule Journal infime – et de ses collages colorés. “C’est tout cet univers qui m’a donné envie de documenter ma vie dans un journal intime”, analyse Iman. Une esthétique si importante qu’elle en devenait parfois une source de pression. “Quand j’étais petite, tous les journaux que je voyais étaient beaux, et je voulais faire quelque chose de beau aussi. Mais j’étais trop irrégulière et ça m’a découragée d’en tenir un pendant longtemps”, se souvient Jade, 24 ans.
Cette association du journal intime à un joli jouet a aussi contribué à en faire un objet difficile à embarquer dans l’âge adulte, sous peine de ridicule. Aux petites filles créatives qui customisaient leurs carnets succédait ainsi rapidement la figure de la vieille fille en pyjama, ressassant ses névroses dans son agenda : c’était le syndrome Bridget Jones, ou, pire encore, le burn book rose fuschia de Mean Girls. Si les jeunes filles étaient encouragées à se raconter durant l’enfance, une fois adultes, cet hyperfocus sur soi était vite perçu comme de l’auto-apitoiement ; associé à des réflexions futiles ou dépréciatives (on se rappelle les pires passages sur la diet culture du journal de Bridget), il semblait presque nécessaire de s’en détacher pour retrouver un rapport à soi plus sain. “Mes journaux de collège étaient énormément liés à des histoires d’amour”, se rappelle par exemple Anna, 26 ans. “On avait l’impression que je ne vivais que pour ça, alors qu’il y avait plein d’autres choses dans ma vie, c’est dramatique.” Échapper au journal, c’était aussi, d’une certaine façon, échapper au récit de soi, au féminin ultra-codifié que nous proposaient les médias. “De mes 14 à 18 ans, j’ai consacré beaucoup d’énergie à mon journal, je devais écrire entre trois et huit pages par jour”, confie Marilou. “Puis, à 18 ans, j’ai pris mon envol. L’ennui est parti, l’envie d’écrire aussi.”