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Se remettre du gloss : un geste féministe ?

En plein revival Y2K post-MeToo, les codes hypersexualisés de l’époque sont relus à l’aune d’une conscientisation et d’une réappropriation des corps et de l’image. Le gloss, symbole d’une visibilité affirmée ?

Fruits des bois ou barbe à papa ? Voilà le choix cornélien devant lequel je me suis retrouvée, âgée de 13 ans et demi, penchée sur le stand de gloss à lèvres du marché de Malakoff un dimanche matin. Les petits tubes en verre se présentaient sous forme de rouleaux déversant un liquide aqueux et collant aux senteurs délicieusement chimiques. Ma mère m’autorisait à en acquérir un, et j’avais attendu ce moment toute la semaine.

J’ai longuement hésité puis finalement opté pour celui goût cerise glacée – la marque d’une incroyable sophistication, me disais-je –, et me suis immédiatement badigeonné la bouche. Puis, c’est la tête haute que j’ai déambulé entre fromages et légumes, clips papillons sur le crâne, mascara vert sur les cheveux et les lèvres plus huilées qu’une crêpière. Ma vie de femme pouvait enfin commencer.

Remettre du gloss est devenu une habitude qui s’approchait du tic, la gestuelle étant clé : j’en réappliquais machinalement à chaque fois que je croisais mon visage dans la moindre surface réfléchissante, même mon écran de Nokia 3310 en plein cours de SVT. Cette chorégraphie d’un instant venait affirmer, performer ma place dans l’imaginaire de la féminité adolescente, alors en vigueur partout où l’on pouvait regarder.

 

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Un marché de l’adolescence

Sur les lèvres de Britney Spears, Christina Aguilera, Shakira et les Destiny’s Child, ou version française auprès d’Alizée, Lorie ou les L5, les gloss apparaissaient sous toutes formes : irisés, argentés, pailletés, parfois portés avec un crayon à lèvres plus foncé, comme la promesse d’une singularité dans un océan de sameness plus circonscrit que je ne le réalisais.

Le gloss, expression littérale et symbolique d’un besoin de visibilité, allait de pair avec les cristaux sur mon jogging Juicy Couture qui dessinaient le nom de la marque tout aussi olé olé sur mon postérieur rebondi. Nous étions en plein bug de l’an 2000 – à ne pas confondre avec son revival Y2K actuel –, et l’objet cosmétique reflétait en réalité toute une époque : d’une part, la démocratisation de logiciels de retouche dans la tech, qui permettaient de créer des effets sci-fi, vinyle, réfléchissant, comme on le découvrait dans le clip de “No Scrubs” des TLC. Mais aussi la sueur, le porno chic, les fluides corporels, la salive, les corps trempés – monde mystérieux dont je ne captais qu’une garantie de séduction certaine.

La chanson “Lip Gloss” de Lil Mama ne disait-elle pas : “My lip gloss be poppin’/ I’m standin at my locker/ And all the boys keep stopping/ They say my lip gloss is poppin’/ My lip gloss is cool/ All the boys keep jockin’/They chase me after school ?” Mais que chassaient-ils, enfin ?

De l’autre côté, chez le commun des mortels, le gloss rejoignait le marché des tweens (les préadolescent.e.s) et des teens sur des chaînes comme MTV, Nickelodeon ou Disney Channel, allant de pair avec la commercialisation d’une mode et d’une cosmétique permettant de jouer à l’adolescente américaine, elle si adulte et libérée. Ou presque.

Le gloss tel qu’on le connaît a vu le jour dans les années 70 via la marque Lip Smacker, avant de réémerger en 2003 avec un modèle hyper-brillant à appliquer avec un pinceau. Il a été décliné dans des saveurs sucrées inoffensives, quelque part entre dessert et apprentissage de la féminité. Cette domestication des corps en éclosion se faisait aussi par la marque hit de l’époque, Tammy (Etam), qui proposait string et push-up sur des tailles 8-10 ans, sans oublier un rayon maquillage enfantin.

Alors, si, du haut de mon enveloppe à peine pubère, j’avais l’impression de déjouer le joug parental, de me montrer insolente, affirmée, mes choix stylistiques (dont l’acquisition d’un t-shirt affichant “Sexy Baby” et d’un gloss mauve et doré) étaient reçus par un système qui voyait ça d’un autre œil. Un jour, en sortant du collège, le couperet tombe. “Bouche à pipe”, me balance un inconnu. Je ne comprends pas immédiatement à quoi il fait allusion, mais j’intègre certainement que mon maquillage parle plus fort que moi, et une langue que je ne maîtrise pas. 

Lip gloss, rouge à lèvres de petite fille et hypersexualisation

Trop jeune pour comprendre, pour répondre que non, ceci n’est pas une pipe, j’ai néanmoins commencé à prendre la mesure d’une tendance d’époque qui poussait vers l’hypersexualisation les plus jeunes femmes de ma génération, lesquelles, pour la plupart, n’en avaient pas conscience.

Un regard sur l’histoire du rouge à lèvres nous informe de la complexité de la symbolique d’une bouche maquillée à travers les époques. Bannie par différents régimes à travers le temps, associée à la prostitution et à la femme outrageuse, la pratique a pendant longtemps évoqué les “autres lèvres”. Ouch. C’est là que le bât blesse : que penser, dans le cadre de cet imaginaire inconscient mais omniprésent, d’une bouche aqueuse sur une préadolescente?

“Le gloss est ambigu, il fait à la fois penser aux résidus de salive, de sperme, avec une réelle allusion à la fellation, mais peut aussi plus innocemment évoquer la rosée du matin, la fraîcheur. Le gloss est vraiment l’attribut d’une féminité de Lolita et d’une dichotomie entre vierge et catin, et bizarrement affublé au marché de l’enfance à l’époque”, estime Carole Boinet, rédactrice en chef du numéro Sexe des Inrockuptibles, qui se souvient en avoir porté toute son adolescence.

Non pas que je sois contre dans l’absolu, bien sûr, mais il me semble que le gloss des années 2000 agissait comme un rappel de la toxicité de l’époque, dont son revival contemporain s’est dissocié. Cette période, écourtée en 2008 par le rappel glaçant à la réalité du krash boursier, voit le jet en pâture de corps féminins comme ceux de Britney Spears, Hilary Duff ou Christina Aguilera, encore adolescentes et se disant pour la plupart vierges, amenées à chanter des textes dont elles ne cernent pas les connotations. Fat shaming, slut-shaming, injonctions contradictoires à la sexualité, provoc sans crainte de représaillesC’est l’époque de l’éclosion de Terry Richardson, d’American Apparel et d’un YouPorn chic normalisant une esthétique et une pratique d’oppression.

Cette période, dictée par un regard hétéro-sexiste et cisgenre, est également celle d’un nouveau voyeurisme avec l’arrivée des shows de télé-réalité, entre Loana qui subira l’acharnement puritain médiatique après la piscine du Loft, et Kim Kardashian et sa sextape. Et tout ça est bien sûr majoritairement blanc dans une industrie de la pop très peu métissée et sans offre inclusive, où le brassage culturel était incarné par Gwen Stefani portant des bindis et s’entourant des Harajuku Girls, quatre Japonaises qui lui servaient essentiellement d’accessoires de mode. Quels enjeux de pouvoir se rejouent sur ce corps, érigé en modèle d’une époque, d’une Lolita caucasienne, vierge mais lubrique, enfantine mais musclée, dépassée par les récits qu’elle convoque ?

 

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Y2K post-MeToo : revivre et exorciser les années 2000

Aujourd’hui, nombre de critiques de mode se sont interrogés sur le sens de ce retour au string apparent, du jean taille basse et surtout du gloss sur toutes les lèvres dans un climat luttant plus fort que jamais contre le patriarcat. Juliette Rocheteau, qui organise le Britney Market, un évènement mode où sont proposés des objets et fringues de l’époque, comprend ce revival sous l’angle féministe et post-MeToo qui viserait à retourner le stigmate et revendiquer des codes controversés comme marque de liberté : “Porter du gloss rejoint un refus actuel de se faire traiter de pute, un refus de se laisser faire dans un système où l’on cherche à blâmer une tenue sexy dans le cas d’une agression”, dit-elle. 

 

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Un féminisme qui passe aussi par notre rapport à la beauté, comme le fait de “se glosser en public”, une pratique qui va à l’encontre d’une tendance si française du effortless où s’apprêter serait signe de frivolité. “À chaque fois qu’on remet du gloss, de façon visible, consciente, on revendique le fait de se faire belle, de revendiquer une féminité apprêtée : on se libère en faisant le choix de l’ostentatoire, on se fait entendre, on va contre le ‘mauvais goût’, ce qui est forcément politique”, ajoute Juliette.

Cette dimension est particulièrement prégnante dans la série Euphoria, où les héroïnes arborent des lèvres scintillantes, dans une mise en abyme entre la référence aux années 2000 et le discours d’empowerment porté par ces personnages. Sur les lèvres de Barbie Ferreira ou Hunter Schafer, le gloss devient un terrain d’expérimentation, d’affirmation et d’expression de soi. Le porter en étant consciente de ces connotations participerait donc à retourner le propos, à se l’approprier comme revendication d’une féminité dite “vulgaire”, et donc à attaquer des injonctions à la fois sexistes et classistes, tout en réhabilitant ces codes dans une perspective sex positive et body positive. Le gloss, marqueur du visible et du fier, extension du domaine de la paillette, serait le symbole de la prise en main du regard généré, devenant ainsi un vrai statement.

Pour les curieux.ses, le marché du gloss, grâce au revival Y2K, ne s’est jamais mieux porté, et il est plus sophistiqué et riche que jamais. Adieu cheveux collés sur les lèvres et taches de café imbibées : chez Morphe, on découvre une version à l’acide hyaluronique, et chez Glossier, un gloss hydratant, longue durée, avec de la vitamine E.

J’ai recommencé à porter du gloss, version irisée, qui me réjouit au plus au point, et que je réapplique avec l’option selfie de mon smartphone, avant que mes lèvres se collent au masque anti-Covid. À l’heure des visages dissimulés, cette brillance est plus pour moi que pour les autres, et permet une réconciliation entre mon moi adolescent et actuel, comme une façon d’exorciser les insultes entendues jeune – pour être fière de tout ce qui rentre, sort, se pose et scintille sur ma bouche.

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