Une fée nommée Dahlia
La curatrice et artiste Dahlia Koum Sam invite à repolitiser la magie, enchanter les luttes, et de réfléchir ensemble à de nouvelles utopies pour croire au renouveau.
La curatrice et artiste Dahlia Koum Sam invite à repolitiser la magie, enchanter les luttes, et de réfléchir ensemble à de nouvelles utopies pour croire au renouveau.
La House of Deathless Flowers est la maison inaugurée fin 2023 à travers l’exposition “Nous voulons chanter pour les fées aux yeux rouges”. Le tout est signé Dahlia Koum Sam, curatrice, artiste et très probablement une véritable fée. Ce moment marquait l’inauguration d’une longue lignée de moments magiques et politiques qu’on aimerait voir apparaître dans le champ de nos vies contemporaines, une continuité de rituels ancestraux, le tout depuis un jardin secret. NYLON a discuté avec Dahlia de repolitiser la magie, d’enchanter les luttes, et de réfléchir ensemble à de nouvelles utopies pour croire au renouveau. Penser le rapport aux collectivités, à la terre, à la fiction. Aux fleurs et à la métamorphose pour ne cesser de questionner les systèmes. Une rencontre saupoudrée de pouvoir magique.
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Peux-tu me parler des fées, qui sont-elles, que représentent-elles ?
Elles sont partout et nulle part, elles sont l’espoir de vivre par une dimension décoloniale, déracinée du patriarcat et de la binarité. Les fées se projettent sans corporalité, se posant sur des moments éphémères ; même si elles n’existent pas pour les autres, le simple fait de croire en elles ouvre la possibilité d’un renouveau. Les fées, à la base, je les ai rencontrées au détour des contes de fées avec lesquels j’ai grandi, des mangas que je lis et des animes que je regarde. Je m’intéresse beaucoup aux formes de narration et, en l’occurrence, aux formes fantastiques. La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation et les formes d’énonciation. C’est en changeant les cadres, les échelles, ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, que le symbolique émerge et donc le sens. La fiction n’est pas de fuir le réel, elle est en soi à la racine de nos narrations et ainsi de nos actions. Ce qui m’inspire dans les fées, c’est leur pouvoir, leurs apparats, la manière dont elles convoquent la créativité car elles nous poussent à les imaginer et à définir à quoi elles ressembleraient. Le monde occidental et sa rationalité nous font perdre beaucoup de puissance car la vérité empêche la fantaisie. Les fées nous font oublier le besoin de vérité pour retrouver en soi la beauté de la créativité.
Les fées nous font oublier le besoin de vérité pour retrouver en soi la beauté de la créativité.
Et les fleurs ? La nature ? Quel sens de la beauté, quelles métaphores ?
Les fleurs sont une obsession pour moi depuis très jeune ; je me vois faire des bouquets à la campagne pour quiconque fait partie de mon entourage. Les fleurs sont l’incarnation du cycle car elles bourgeonnent puis fanent afin de laisser apparaître un fruit qui sera lui-même la nourriture du vivant. Je vois dans la fleur, puis dans la nature, l’obligation à ce que l’on puisse vivre des cycles, des arborescences qui sont souvent neutralisées par nos systèmes d’exploitation et nos progrès technologiques. On n’obligera jamais une fleur à ne pas dépérir. Elles annoncent la venue d’un nouveau moment alors que la société veut imposer un monde sans cycle. Quand on redonne de la valeur magique et du pouvoir à la nature, on ne peut plus la sacrifier sans se rendre compte de notre manque d’éthique vis-à-vis d’elle. Quand mes ancêtres croient aux esprits, quand ils coupent un arbre pour construire un objet, ils sont conscients de leur acte ; ils remercient l’arbre et la vie en lui. Si aucun esprit ne vit dans un arbre ou une forêt, celle-ci peut être exploitée sans répit. Les fleurs symbolisent les fées, qui nous observent et nous demandent à leur tour de nous poser afin d’observer les insectes qui les butinent, de contempler les formes du réel et de l’éphémère car rien n’est immortel.
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Que dis-tu de la spiritualité aujourd’hui, dans l’art, dans la vie d’une communauté ?
À vrai dire, j’ai pris du temps avant de trouver des gens qui comprennent ce que je suis, du temps à ce que je puisse m’ouvrir à un groupe. C’est grâce à mon éducation personnelle et à la compagnie de mes amies que j’ai réalisé mon pouvoir éthérique et éternel. Je suis une sorcière. Concernant le monde de l’art contemporain, je le trouve souvent catastrophique car, pour moi, les objets d’art doivent s’insérer dans nos vies et devenir autre chose. Ce que l’occident a créé est tragiquement livide, surtout dans l’art contemporain. Je veux vivre avec les artefacts, qu’ils deviennent des réceptacles, des outils. Au contraire, l’art contemporain, dans sa forme générique, est pour moi un vaste mensonge.
Pourtant, l’énergie mise à disposition par les artistes est remarquable ; ce qui manque, c’est la vie de ces objets et le rôle qu’ils pourraient jouer dans nos vies. Une œuvre est morte quand elle est exposée dans un musée ; mortes sont toutes ces sculptures, artefacts volés par l’Europe. Elles sont mortes à partir du moment où on les enferme, à partir du moment où l’on ne peut plus les toucher, les sentir, les connaître et connaître leur pouvoir. Elles sont enfermées dans des prisons dorées où elles ne pourront jamais vivre de cycle, s’abîmer, moisir, se retransformer ; le cycle de la métamorphose, en sommes. L’institutionnalisation des pratiques artistiques tend à non seulement dénaturer l’œuvre et le courant dans lequel elles s’inscrivent, mais également l’artiste, qui se perd dans des dynamiques individualistes. Je pense que c’est lié au capitalisme, au fait de créer des objets pour les vendre ou pour finalement se vendre soi-même. Je comprends la nécessité aujourd’hui de participer à cette économie pour être le moins précaire possible mais, en fin de compte, toutes ces énergies qui pourraient être utilisées afin de se construire un château sont utilisées afin de décorer le château d’autres, d’un autre.
Quand on redonne de la valeur magique et du pouvoir à la nature, on ne peut plus la sacrifier sans se rendre compte de notre manque d’éthique vis-à-vis d’elle.
Tu parlais de la création d’un îlot, aussi ? À quoi rêves-tu pour toi et tes proches ? Et à transmettre à ton public ?
Je poursuis une quête de vérité, ici non pas comme recherche de vérité absolue mais plutôt d’actions me permettant d’atteindre/créer les espaces dans lesquels mes besoins seront en corrélation avec mon environnement. Je me rends trop compte des contradictions entre ce que je veux voir apparaître et ce que les espaces contemporains : étatiques, technologiques, sociaux, etc., nous proposent.
Je ne veux pas me laisser mourir à l’intérieur d’un système qui a montré ses limites. Je veux porter les graines de ce que je veux voir apparaître, tel Lauren, personnage d’Octavia E. Butler. Tout ce processus qui s’est installé en moi m’a donné la force de ne plus simplement rêver mon futur mais de le mettre en place. Il y a urgence à faire l’urgence de l’apocalypse. Il est temps de créer nos espaces, nos utopies pirates, pour réinventer notre rapport à l’environnement, aux êtres autres et à nous-mêmes.
Avec la house, avec mes proches, nous sommes en train de mettre en place un système de mutualisation de nos économies en vue de construire notre domaine. Nous portons l’envie de construire, en terre promise, un espace actionnant le pouvoir du soin, comme un mothership d’une future constellation d’îlots, repensant nos intimités politiques, nos liens magiques, notre consommation de la terre…c’est un travail permanent.