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Stella Jean : “Je ne négocie plus mon identité”

Comment la créatrice italo-haïtienne a fait de la mode un espace d'empowerment. Rencontre à l’occasion de sa collaboration avec Desigual.

Elle a longtemps été la seule créatrice noire sur le calendrier officiel de la Fashion Week milanaise. Aujourd’hui, Stella Jean, d’origine italo-haïtienne, a ouvert la porte à une nouvelle génération de créateur.rice.s BIPOC (Black, indigenous, and people of color) dans l’industrie de la mode italienne.

Ses constructions architecturales aux imprimés hypercontrastés sont le miroir de la puissance de la mode comme vecteur de multiculturalisme – aspect central de sa marque et de son univers.

À l’occasion de sa dernière collaboration avec la tout aussi pétillante Desigual, Stella nous parle de ce qui la pousse à ne jamais baisser les bras, de ses points communs avec la marque espagnole et de la façon dont elle utilise la mode pour changer le monde qui l’entoure. 

Desigual x Stella Jean SS22 (5)

La marque reprend beaucoup de ton histoire personnelle dans son ADN. Quelle est la genèse de Stella Jean ? 

J’ai commencé comme mannequin et dès la première fois que j’ai mis les pieds dans un studio, j’ai su. J’étais dans mon élément et j’avais l’impression d’être au bon endroit mais dans la mauvaise position. J’ai donc rapidement trouvé ce groupe de couturières italiennes qui pouvaient m’aider à transformer ma vision en vêtements, et j’ai commencé à expérimenter et créer mes premières collections. Puis, un jour, je suis tombée sur une publicité pour participer à un concours, le Who’s Next de Vogue Italia, qui visait à découvrir de nouveaux talents. J’ai soumis ma candidature, hyper excitée, et la première réponse a été négative. J’ai réessayé l’année suivante, sans être acceptée non plus, puis l’année d’après, sans être acceptée à nouveau. Depuis ce jour, la ténacité est mon point fort. J’ai toujours pensé qu’il n’existe aucun mur qui ne puisse être transformé en porte. Ainsi, la troisième fois que j’ai postulé, une talent scout – qui avait également été top model, une des meilleurs mannequins d’Italie – m’a dit : “Tu es pleine de ténacité et d’obstination, mais si tu veux vraiment postuler à nouveau, essaie d’apporter quelque chose qui est à toi et seulement à toi. Cela ne veut pas dire que tu ne seras pas rejetée à nouveau, mais si tu l’es, au moins tu l’auras été avec une histoire qui n’appartient qu’à toi.” 

À partir de là, j’ai décidé de partager ce que j’avais jusqu’alors toujours considéré comme mes aspects les plus faibles et les plus vulnérables : j’ai décidé de raconter mon histoire à travers ma collection. J’ai donc fusionné des tissus inspirés d’Ankara, que tout le monde appelle le “wax africain” – qui, soit dit en passant, n’est pas africain – et qui symbolisaient alors pour moi les racines de mon éducation noire. Haïti est la première république noire du monde, un pays qui en est extrêmement fier, et j’ai associé ce côté à la précision de la confection italienne traditionnelle. J’ai inclus la chemise de ma tribu familiale comme une constante dans ma collection. En faisant tout cela, j’ai réalisé que je racontais l’histoire de ma famille à travers ma collection et le résultat était honnête, multiculturel et très moi ! Cette collection m’a valu la deuxième place du concours. Elle a également été promue par la très regrettée Franca Sozzani, ainsi que Suzy Menkes et de nombreux autres membres du jury. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que toutes ces personnes avaient vu plus qu’une simple collection et qu’elles avaient décidé d’écouter mon histoire personnelle et de jouer un rôle dans le changement en cours dans ma vie à ce moment-là. À partir de ce jour, mon talon d’Achille est devenu ma principale source d’énergie et mon tremplin.

Pourquoi as-tu ressenti dès le départ cette importance de mettre en avant tes origines haïtiennes et italiennes au sein de la marque ?

Je pense que ce besoin de mettre en avant le multiculturalisme vient du fait que j’ai toujours dû concilier des dualités en moi. Ma mère est originaire d’Haïti et mon père d’Italie. Je suis née à Rome mais j’ai vécu à Haïti pendant plusieurs années et j’étais pétrifiée à l’idée qu’un si grand pays soit connu pour toutes les mauvaises raisons, comme les tremblements de terre, la corruption et l’extrême pauvreté, ou comme objet de charité. Bien sûr, je remercie le monde entier pour son aide et son soutien, en particulier lors des catastrophes naturelles, mais la population haïtienne possède une richesse culturelle telle qu’elle pourrait constituer une réinvention à long terme plutôt que simplement générer de l’aide à court terme.

Ce dont Haïti a le plus besoin, c’est que le monde croie en ses capacités et lui donne la possibilité de travailler en utilisant ses propres compétences. Ce type d’initiative permettrait également d’attirer la nouvelle génération locale vers les métiers artisanaux ancestraux qui sont souvent menacés d’extinction. Le fait d’amener les jeunes générations vers ces métiers permettrait d’assurer une continuité. Lorsque les jeunes voient le résultat et les réactions à ces savoir-faire dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans les magazines, cela les motive à maintenir ces traditions en vie. Pouvez-vous imaginer l’émotion ressentie par un jeune qui voit un énorme panneau d’affichage présentant des œuvres d’art artisanales dans l’une des plus grandes villes du monde et qui comprend qu’il est possible de réaliser la même chose ? C’est une motivation puissante ! Sinon, la population locale est complètement écrasée par l’esthétique occidentale qu’il pense être la seule valide et a tendance à considérer ces compétences ancestrales comme quelque chose de dépassé, sans intérêt, pas cool. Je pense que la mode peut être un outil puissant pour mener cette sorte de révolution mentale et culturelle.

La mode peut être utilisée contre toutes les formes de ségrégation. Elle peut rétablir l’équilibre entre des symboles, des histoires et différents mots, grâce au style.

Pourquoi avoir choisi la mode comme médium pour promouvoir ce pont multiculturel ?

Le fait d’être née en Italie au début des années 80 et la difficulté d’être si différente de mes concitoyen.ne.s m’ont vraiment motivée à trouver un moyen de montrer aux gens qu’il ne faut pas avoir peur des différentes cultures, mais au contraire considérer les différences comme des opportunités et des chances de grandir ensemble. Je sais que cela peut paraître paradoxal mais je n’utilise pas la mode pour des propositions esthétiques. Je sais que cela peut paraître étrange (rire) mais je l’emploie plutôt comme un traducteur culturel, un outil de contre-colonisation.

C’est quelque chose que je dis souvent : la mode peut être utilisée contre toutes les formes de ségrégation. Elle peut rétablir l’équilibre entre des symboles, des histoires et différents mots, grâce au style. La beauté de la mode, c’est que le spectateur accepte immédiatement la beauté comme une priorité sans aucun type de préjugé. Cela m’a donc permis de parler de la vraie mode sans idée préconçue, et mes créations reflètent mon propre héritage métissé et créole.

Ces deux cultures opposées se mélangent, ce sont deux grandes responsabilités. Ce mariage des opposés crée un nouveau conflit, ce que j’ai toujours considéré comme un désavantage total durant mon enfance et il m’a fallu beaucoup de temps pour changer d’avis. J’y suis finalement parvenue grâce à de nombreux ami.e.s, mentors, modèles et… à la mode. Je pense qu’elle a vraiment été ma thérapie. J’ai découvert le caractère unique et précieux de la diversité, car je suis capable de transmettre un nouveau concept de multiculturalisme appliqué à la mode, qui favorise un authentique métissage culturel sans jamais compromettre sa propre identité. Je ne négocie plus mon identité.

Comment est née la collaboration récemment lancée avec Desigual ?

J’ai été contactée par l’équipe des partenariats internationaux chez Desigual, qui voulait me parler d’une possibilité de collaboration… Mais je me souviens que pendant les cinq premières minutes de notre réunion Zoom, je n’écoutais que d’une oreille la conversation. J’étais tellement distraite par l’arrière-plan de leur bureau. Je me demandais si c’était une carte postale géante des Caraïbes ou si c’était vraiment la mer. Alors j’ai demandé “Est-ce la mer derrière vous ?” et la team m’a répondu très naturellement “Oui, nos bureaux sont sur la playa”. Desigual a un bâtiment incroyable à côté de la mer et tout en découvrant cela, j’ai également été familiarisée avec la genèse de Desigual, que je connaissais surtout pour ses combinaisons mais pas beaucoup plus. Ce qui m’a le plus frappée, c’est le fait qu’en toute discrétion, cet exemple d’excellence espagnole est né d’un concept d’upcycling, appliqué initialement à une veste en jean. Cette veste en denim était une veste Mickey Mouse et elle est à l’origine d’une des premières collections circulaires, une des bases de la marque.

Qu’est-ce qui t’a motivée à collaborer avec Desigual ? Penses-tu que l’univers de Desigual recoupe d’une manière ou d’une autre l’ADN de Stella Jean ?

J’ai toujours associé Desigual à l’idée du patchwork et à sa collaboration de longue date avec Christian Lacroix. J’ai donc été un peu surprise quand j’ai appris l’histoire de la marque. En quelque sorte, ils sont des pionniers de l’upcycling, mais à un moment inattendu de l’histoire. Je crois que c’était en 83. La vision progressive et audacieuse de Thomas Meyer – fondateur de Desigual – et la façon dont elle a été appliquée au projet entier m’a touchée. L’exercice de collaboration n’a de sens que lorsqu’il existe des bases communes, il doit y avoir un dénominateur commun au départ, ce qui permet de travailler sans stress.

Donc, en termes concrets, c’est un exercice de fusion, c’est une distillation esthétique qui laisse les deux ADN très clairs et faciles à distinguer. Avant toute chose, je représente le fruit d’une fusion, donc tout ce qui peut être communiqué comme une rencontre des opposés me vient très naturellement et généralement spontanément. Et Desigual a cela dans son ADN : il s’agit de mélanger les cultures et les couleurs sans frontières mentales.

Quelles ont été tes inspirations pour créer cette collection capsule ?

Dans cette capsule, j’ai reflété une grande partie de mon métissage personnel et j’ai infusé mon souvenir personnel de la ville où la marque est située, Barcelone. Donc tu peux trouver une partie de mon histoire dans les imprimés et les couleurs, et me suivre à Haïti à travers les tissus et les imprimés qui rappellent l’architecture locale. Cette capsule voyage à travers des éléments naïfs et batik, avant de revenir en Espagne. J’ai réinterprété un patchwork de céramiques blanches et bleues à la façon de celles du parc Güell. J’ai adoré utiliser plein de froufrous, qui provoquent toujours en moi un sentiment de joie. C’est comme s’ils créaient une danse de positivité et à ce moment précis, ils parlent aussi de reconquérir un espace perdu, et, avec la joie, de réclamer un droit d’exister et d’être vus.

C’est une prise d’espace transmise par les volumes, les couleurs, qui sont utilisées pour refléter une forme d’entêtement, de détermination et d’audace. J’ai trouvé que c’étaient les points communs entre leur histoire et la mienne.

Quelle joie également de redécouvrir une nouvelle vitalité qui semblait perdue ces dernières années !

Exactement ! C’était vraiment l’idée de cette collection. Le monde est resté en survêtement pendant trop longtemps. Je voulais créer des vêtements qui occupent l’espace et communiquent vraiment au cerveau qu’il est temps de bouger et de danser !

J’étais la seule. Et quand on est seule, on est une exception.

Tu as joué un rôle central dans le mouvement visant à inclure davantage de professionnels de couleur dans la mode italienne par le biais de l’initiative We Are Made in Italy (WAMI). Peux-tu nous parler de la naissance de ce mouvement ?

We Are Made in Italy est apparu comme une réponse à la question : “Les vies noires comptent-elles dans la mode italienne ?” On a découvert qu’il était – et qu’il est toujours – nécessaire de créer ce mouvement. Tout ça a démarré en juillet 2020, lors du pic du mouvement Black Lives Matter après le meurtre de George Floyd et quand moi, en tant que seule et première membre noire de la Camera nazionale della moda italiana – l’organe dirigeant de la mode italienne –, j’ai posé cette même question au président de la CNMI. Le manque de présence de créateur.rice.s et de professionnel.le.s italiens dans l’industrie de la mode italienne est hallucinant. À cette époque, les personnes noires ou appartenant à une minorité étaient partout dans l’imagerie, mais pas dans les coulisses. Les équipes derrière ces magazines et ces campagnes ne reflétaient pas du tout l’inclusivité mise en avant. 

Les mois qui ont suivi ont été intenses et le dialogue a mené à la constitution d’une équipe, avec force et détermination, pour construire des projets permettant de moduler le tissu social du pays. 

Aujourd’hui, WAMI est une plateforme de conseil en matière d’équité, de diversité et d’inclusion. Maintenant, l’observatoire de la CNMI est composé de professionnel.le.s BIPOC originaires ou résidant en Italie et qui sont spécialisé.e.s dans différents secteurs de l’industrie de la mode, l’entrepreneuriat, le journalisme, la communication, les études anthropologiques, la recherche sociale et bien d’autres. Cela a permis d’intégrer cinq créateurs BIPOC dans le programme officiel de la Semaine de la mode de Milan et ces créateurs ont eu l’occasion de présenter les premières séances, ce qui était une première dans l’histoire de la Milan Fashion Week. C’est tellement étrange quand on entend ces chiffres maintenant. J’étais la seule. Et quand on est seule, on est une exception. Pour un pays qui présente plus de diversité que n’importe quel autre pays dans les campagnes publicitaires et dans toute forme d’apparition médiatique, c’est un peu paradoxal. 

C’est vrai ! Ce que l’Italie produit comme imagerie ne sera pas seulement consommé en interne. Ce qui vient d’Italie – du moins en termes de mode – touche le monde entier.

Oui ! Quand on y pense, si tu n’as jamais entendu parler d’Italien.ne.s noir.e.s, comment aurais-tu pu entendre parler d’Italien.e.s noir.e.s dans la mode ? C’est hallucinant d’avoir autant de retard, incroyable même. Il n’y a vraiment plus aucune justification à cette invisibilisation. L’Italie est une société multiculturelle, ça se voit dès que tu atterris ici, dans n’importe quelle ville. Il est inacceptable de continuer cet abus et cette sorte de colonisation permanente qui consiste à n’utiliser des images de personnes BIPOC que lorsque le regard dominant en a besoin. Si tu es capable de mettre des Noir.e.s dans un shooting ou une campagne de mode, il est aussi possible de leur faire une place dans tes bureaux et de partager les opportunités professionnelles avec eux.elles. 

C’est vrai ! Ce que l’Italie produit comme imagerie ne sera pas seulement consommé en interne. Ce qui vient d’Italie – du moins en termes de mode – touche le monde entier.

Oui ! Quand on y pense, si tu n’as jamais entendu parler d’Italien.ne.s noir.e.s, comment aurais-tu pu entendre parler d’Italien.e.s noir.e.s dans la mode ? C’est hallucinant d’avoir autant de retard, incroyable même. Il n’y a vraiment plus aucune justification à cette invisibilisation. L’Italie est une société multiculturelle, ça se voit dès que tu atterris ici, dans n’importe quelle ville. Il est inacceptable de continuer cet abus et cette sorte de colonisation permanente qui consiste à n’utiliser des images de personnes BIPOC que lorsque le regard dominant en a besoin. Si tu es capable de mettre des Noir.e.s dans un shooting ou une campagne de mode, il est aussi possible de leur faire une place dans tes bureaux et de partager les opportunités professionnelles avec eux.elles

Quels sont tes espoirs et tes souhaits pour l’avenir de l’industrie de la mode – en Italie et/ou dans le monde ? 

J’espère vraiment, vraiment, qu’il n’y aura bientôt plus besoin d’initiatives comme We Are Made in Italy. Qu’il ne sera plus nécessaire que je descende dans la rue pour crier que cette situation est insoutenable. Que je – ou personne d’autre d’ailleurs – ne recevrai plus de menaces ou d’autres formes d’intimidation, qu’il n’y aura plus besoin que chaque personne issue d’une minorité soit militante, car je n’ai pas choisi d’être militante. Ce n’est pas dans mon ADN et ce n’est pas mon comportement naturel. J’ai dû agir parce que je ne pouvais pas me détourner, car j’étais la première, la seule, et je ne pouvais pas m’empêcher de prêter ma voix à l’avenir. Ce que j’espère vraiment, c’est que ce sera un choix et non la seule voie à suivre pour ma fille, pour mes enfants, pour quiconque. 

C’est comme ce que mon ami Edward Buchanan de SANSOVINO 6 m’a dit : “Au moment où nous sortons de chez nous chaque jour, nous commettons déjà un acte de résistance.” On a à peine commencé notre journée qu’on est déjà un activiste. Je ne veux pas que ma vie soit dirigée par ma couleur, plus jamais. J’aimerais vraiment être une simple créatrice de mode et travailler avec des femmes artisanes. 

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