Sofia Coppola décode le mystère de la it girl
La réalisatrice de Priscilla, qui a elle-même été une “it girl” à une époque, a passé sa carrière cinématographique à analyser les femmes qui nous captivent et nous mystifient à la fois.
La réalisatrice de Priscilla, qui a elle-même été une “it girl” à une époque, a passé sa carrière cinématographique à analyser les femmes qui nous captivent et nous mystifient à la fois.
Avant d’être une cinéaste oscarisée, Sofia Coppola était une “it girl”. On peut le constater dans une vidéo d’archives de MTV datant de 1994, où elle et son petit ami de l’époque, le réalisateur Spike Jonze, parlent de la mise en scène d’un défilé de mode façon guérilla pour la marque de vêtements X-Girl de Kim Gordon, la chanteuse de Sonic Youth. “Toi aussi, tu peux faire un défilé de mode”, dit-elle en plaisantant au micro de MTV. “Tout ce dont tu as besoin, c’est d’un talkie-walkie et de quelques jolies filles”. C’est facile à dire pour celle qui pourrait être aujourd’hui qualifiée de nepo baby — ses parents sont les cinéastes Eleanor et Francis Ford Coppola, ce dernier étant surtout connu pour avoir réalisé la trilogie du Parrain —, un privilège qui lui a facilement donné accès à la scène branchée de la mode. Mais la facilité avec laquelle elle a su créer un moment culturel et capter les regards constitue le véritable don de Sofia Coppola à l’époque. La même année, Coppola lance sa propre ligne de vêtements, Milk Fed. “Sofia Coppola, la fille du moment, s’est transformée en styliste”, peut-on lire dans le magazine W de l’époque.
Aujourd’hui, la marque Milk Fed est pratiquement tombée dans les oubliettes de la mode et sa carrière d’actrice — y compris une prestation très critiquée dans Le Parrain, troisième partie — ne s’est jamais transformée en véritable passion. Mais en réalisant des films, elle a tourné son regard, encore et encore, vers d’autres filles du moment, à travers les époques, qui partagent son je-ne-sais-quoi et qui, à leur manière, évoquent un mélange de mystère, de fascination et même d’envie. Ce constat ressort de son premier long métrage, une adaptation du livre The Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides en 1999, et de son film le plus récent, Priscilla, consacré à Priscilla Presley, l’ancienne épouse d’Elvis. Du premier au dernier, en passant par Lost in Translation, Marie-Antoinette et The Bling Ring, Coppola a tenté de comprendre et de mythifier davantage les femmes qui nous captivent.
Voir cette publication sur Instagram
“Je sais qu’en grandissant, les gens me regardaient différemment”, a-t-elle déclaré au Hollywood Reporter à propos de sa famille issue du monde du showbiz. Et puisque Coppola a une telle compréhension de ce que cela signifie d’être observée, elle sait aussi comment s’observer elle-même : Ses personnages ont souvent peu de mots à offrir et se cachent derrière les façades qu’ils se créent — ou qu’on leur a créées. Mais même dans leur silence et leur glamour, ces personnages peuvent receler des mondes intérieurs captivants.
The Virgin Suicides traite de ces mondes intérieurs. Le film, qui se déroule en 1975, est raconté du point de vue de ces hommes qui sont envoûtés par les sœurs Lisbon, cinq belles filles blondes qui, sous la surveillance stricte de leurs parents catholiques, finissent toutes par se suicider. “Aujourd’hui, chaque fois que l’on se croise lors de déjeuners d’affaires ou de cocktails, on se retrouve dans un coin à ressasser les preuves une fois de plus”, explique le narrateur, qui s’exprime au présent. “Tout cela pour comprendre ces cinq filles qui, après toutes ces années, restent gravées dans nos mémoires”.
Instagram ‘ਤੇ ਇਸ ਪੋਸਟ ਨੂੰ ਵੇਖੋ
Ce film est une réflexion sur le pouvoir de la séduction et le danger de l’inconnaissable, sur ce que l’on perd de vue lorsque l’on décide de ce que l’on souhaite voir. C’est un thème que Sofia Coppola explorera plus littéralement dans ses films, dans lesquels les cinéphiles sont amenés à rencontrer des personnages principaux qui jouissent déjà d’une certaine notoriété (comme Marie-Antoinette, ndlr). Coppola ne les juge pas, elle s’intéresse plutôt aux raisons pour lesquelles les jeunes femmes sont emprises de ce sentiment de désir et à ce qui les pousse à l’excès. Marie-Antoinette, un quasi-biopic aux couleurs pastel et à la bande-son new wave, offre un regard sur la jeune fille effrayée qui en est venue à adopter les privilèges souvent étouffants de la cour française, avant d’être vilipendée à son tour. Les jeunes criminels fictifs de The Bling Ring, qui s’inspirent librement de la série de cambriolages de résidences de célébrités à la fin des années 2000, sont les fruits de la culture tabloïd de l’époque. Ils se disent que dans la mesure où ils ne pourront jamais être Paris Hilton, ils peuvent tout de même tout faire pour essayer de vivre sa vie.
Priscilla, quant à elle, a connu une fin moins infâme, mais un désir tout aussi puissant. Basé sur le livre Elvis and Me, écrit par Presley et Sandra Harmon, Priscilla est le portrait d’une adolescente emportée par le monde de la célébrité et transformée en icône, alors même qu’elle se heurte au monde dans lequel elle a tant rêvé d’entrer. Le film s’ouvre sur une Priscilla démaquillée de 14 ans, interprétée par Cailee Spaeny, dans un magasin de sodas en Allemagne de l’Ouest où sa mère et son beau-père militaire sont stationnés. Un homme s’approche et commence à lui poser des questions sur elle. C’est le genre d’interaction inconfortable que les jolies filles ont l’habitude d’avoir. Mais cet homme lui fait une proposition : il veut l’inviter à une fête dans la maison d’Elvis Presley.
Après cette première rencontre fatidique, le film retrace l’évolution de la relation entre Elvis (Jacob Elordi) et Priscilla d’une manière qui semble romantique pour elle, mais qui met volontairement le public mal à l’aise, car celui-ci est mieux à même de saisir la fine ligne entre passion amoureuse et manipulation affective. Les désirs de Priscilla sont à la fois matériels et émotionnels : Elle supplie ses parents de la laisser emménager à Graceland, mais une fois sur place, l’endroit devient — tout comme la maison des filles dans The Virgin Suicides — un lieu de restriction. Elvis ne lui autorise pas à trouver un emploi, et commence à contrôler la façon dont elle s’habille et se maquille. Le portrait de Priscilla qui a fait écho à travers le temps, et qui dévoile une crinière de cheveux noirs et un cat eye parfaitement tracé, ne lui appartient donc pas — c’est une invention signée Elvis Presley.
Dans le film, Priscilla se fane et s’épanouit tour à tour sous le regard d’Elvis. Quand il essaie de la restreindre, elle se braque. Mais Priscilla sait aussi jouer son rôle de femme-trophée auprès de ses amis à Las Vegas. Lorsqu’il la couvre d’amour, elle semble littéralement s’illuminer, se pavanant lorsqu’Elvis prend des photos d’elle ou la filme. Priscilla, comme le suggère le film, comprend qu’elle doit se servir du pouvoir de son image pour obtenir ce qu’elle veut, même s’il est sait que sa beauté ne lui confère pas pour autant la paix d’esprit.
“Dans le monde de Sofia Coppola, les it girls naissent lorsque perception et réalité s’entrechoquent, jonglant sans cesse avec ce que nous souhaitons qu’elles incarnent et deviennent.”
Sofia Coppola a aussi pleinement conscience de ce que l’objectif d’une caméra peut susciter et engendrer. Les images qui illustrent l’article de W sur le lancement de sa ligne de vêtements présentent une Sofia de 22 ans, séduisante, entourée de ses amies, dont Zoe Cassavetes, une autre it girl issue de la famille royale du cinéma hollywoodien. Elle a ainsi offert à l’objectif de la caméra une image d’elle-même qui correspondait à ce que les gens projetaient déjà sur elle à l’époque : l’image d’une fille plus futée et plus cool que les autres. Dans le monde de Sofia Coppola, les it girls naissent lorsque perception et réalité s’entrechoquent, jonglant sans cesse avec ce que nous souhaitons qu’elles incarnent et deviennent.
Tout au long de sa carrière, les détracteurs de Coppola ont bien souvent reproché à son œuvre de privilégier l’esthétique au détriment de la substance. Les images qu’elle fait naître au travers de sa personne ou à l’écran sont séduisantes, et elle se délecte de leur beauté. Il est tentant de se laisser distraire par cela, et c’est peut-être là tout l’intérêt : Ces femmes — qu’il s’agisse de Coppola, des sœurs Lisbon ou de Priscilla — sont toutes, d’une manière ou d’une autre, conscientes du pouvoir de leurs images, et elles manient ce pouvoir pour nous désarmer avant de nous montrer qui elles sont vraiment.