Mon Compte Shop
Culture & Lifestyle

“That girl” est-elle toxique ?

Cette anti-girl next door, le climax du self-care faussement atteignable, ne m’a pas fait du bien.

L’algorithme TikTok l’a bien compris : la trend “How to be that girl” me fascine. Allongée sur mon lit, complètement passive, je regarde s’enchaîner ces vidéos de filles parfaites aux corps fuselés, qui m’enjoignent, en quelques plans rapides et curatés, à me bouger les fesses pour devenir, moi aussi, “that girl”.

Who’s “that girl” ?

A l’inverse de la girl next door, cette figure féminine déconcertante de spontanéité, pleine d’imperfections et de charme, “that girl” représente un idéal : celui de la meilleure version de soi-même, atteignable à force de persévérance. “That girl”, c’est celle qui a érigé le self-care en discipline pour atteindre le climax de la sérénité et qui baigne dans un bien-être très esthétique dont elle abreuve ses followers. En fait, c’est une girl next door qui s’est prise en main.

Pour devenir “that girl”, rien de bien nouveau sous le soleil puisque la méthode emprunte aux essentiels du miracle morning : réveil aux aurores (sans snoozer), exercices de Pilates parfaitement exécutés en brassière et cycliste seyants, concoction et absorption d’un jus vert détox, et journaling, le journal intime axé développement personnel. Une fois le rituel accompli, “that girl” s’installe à son bureau et ouvre son laptop : études comme travail sont hyper valorisés par la trend, toujours dans la même logique de contrôle de sa vie. En fait, “that girl” a des vibes de girl boss, supplément bien-être, et c’est peut-être bien là le début des problèmes.

Un full-time job

Évidemment, être “that girl” est un lifestyle et ne saurait se résumer à une morning routine. Ainsi, même faire ses courses revêt un enjeu : les yeux toujours rivés sur mon écran, je regarde “that girl” arpenter les rayons de son supermarché, un plan rapide la montrant en train de choisir les greens qui finiront dans son blender en jus miracle. En ce qui me concerne, je préférerais être une “that girl” qui va à l’AMAP choisir des légumes pleins de terre plutôt que leur version lisse façon plastique de grande surface. Lisse façon plastique, c’est justement l’effet que me procurent ces vidéos, et peut-être même ce qui me rend ainsi accro. Tout, en effet, suggère le propre, le beau, l’épuré : les intérieurs sont blancs, les draps aussi, les plans de travail sur lesquels les filles découpent leur céleri sont immaculés, leurs tenues de Pilates sont écrues, beiges ou crème… Bref, tout est clean, rien ne dépasse. “That girl” est une esthétique minimaliste, composée de plaids tout doux, de peignoirs en nid d’abeille et de bougies parfumées senteur fleur de coton. Un rapide coup d’œil sur le désordre de mon appart suffit à me replonger dans mon feed.

Souvent, ces tiktoks sont accompagnés d’une voix off qui dit “Not for him, for you. Not to look good in a dress, but to feel good in your skin” : c’est un drôle de surmoi qui semble guider les actions des créatures fabuleuses qui défilent sur mon écran… On en viendrait presque à lire dans cette injonction au bien-être un hygiénisme fascisant. Si romanticiser sa vie peut la rendre plus agréable et si les habitudes mises en scène sont a priori bonnes pour la santé, ce nouveau standard cache en réalité des impératifs toxiques.

“That girl” perpétue cette obsession du bien-être qui l’élève au rang de performance, renforçant l’idée qu’il faut en faire toujours plus pour se sentir toujours mieux.

Toujours plus de diktats…

Au-delà du fait qu’il est un peu infantilisant que des tiktokeuses nous rappellent de faire notre lit, la mise en scène de ces corps déjà parfaits, exécutant des mouvements des abdos fessiers à 7h du matin ne peut que faire complexer celles qui les regardent. 

“Not a diet, a lifestyle”, continue la voix off. Un lifestyle, donc, à base d’eau citronnée, d’açai bowls et d’avocado toasts, un café latte comme seul plaisir coupable… Car l’alimentation plant-based est un pilier de la routine “that girl”, et tout ce qui est ingéré doit être aussi healthy qu’esthétique. Dans un monde où les femmes subissent une pression constante sur leur poids et leur image, ce type de trend ne fait qu’encourager les troubles du comportement alimentaire. L’orthorexie, ou l’obsession de manger sainement et de faire un sport, semble complètement banalisée au regard de ces vidéos.

Je ne peux m’empêcher de me demander qui peut sereinement regarder ce genre de contenu sans ressentir ne serait-ce qu’une pointe de culpabilité, sans avoir une mini-pensée que, oui, il faudrait faire un peu plus gaffe, manger moins, bouger plus pour être mieux, plus belle, plus saine ? “L’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes”, écrit Mona Chollet dans son essai Beauté fatale, et c’est exactement ce que provoque cette trend chez moi. Je commence même à m’interroger sur mon masochisme, tant j’aime mater jusqu’au dégoût ces montages de vie parfaite pour mieux me disséquer ensuite. La démarche est la même que lorsqu’on mange des chips en regardant le Met Gala, mais appliqué à l’existence, et le fun en moins.

“That girl” perpétue cette obsession du bien-être qui l’élève au rang de performance, renforçant l’idée qu’il faut en faire toujours plus pour se sentir toujours mieux. Un peu comme dans la notion de glow up, on retrouve l’idée que l’on n’est que perfectible, et que pour être bien, il va falloir modifier ses habitudes, se lever tôt, gagner en rigueur et en persévérance. Mais au nom de quoi, puisque ce genre de trend ne fait que renforcer la standardisation, imposant des diktats toujours plus poussés, et toujours plus pernicieux ?

Standardisation des corps, d’abord : blancs, minces, musclés, valides, les cheveux longs et les ongles faits, mais standardisation des tenues également, à base de crop tops, pantalons de jogging, micro-doudounes. Le pari réussi entre sporty et sexy, soit un look à la Kendall mais version boring, la faute à ces tons crème ou neutres. Le tout assorti de lunettes de soleil et d’un micro-sac, comme Instagram nous en vend désormais à la pelle. Ce sont les marques qui se frottent les mains : l’esthétique “that girl” permet de vendre des sweats écrus et des roll on en jade à tout-va. Benoît Heilbrunn le rappelle d’ailleurs dans son ouvrage L’Obsession du bien-être : la recherche du bien-être est non seulement un leurre qui nous éloigne de l’authenticité des relations sociales, mais elle nous propulse en plus dans une logique de consommation qui ne comble qu’artificiellement nos besoins.

@thebosswives The girls that get it, get it 💅 Speaker: Megan Thee Stallion #megantheestallion #bossbabe #thatgirl #girlboss ♬ That Gworl – The Boss Wives

…Jusqu’à se couper du monde

Mais à bien y réfléchir, “that girl”, je finis par la trouver un peu triste. La voir se lever aux aurores, exécuter des postures compliquées à jeun et avaler un petit-dej à base de graines de chia avant d’enchaîner sur une journée de télétravail sur un bureau parfaitement rangé me fait ressentir un grand sentiment de vide et de solitude. Un tout si lisse et si carré ne saurait être un idéal tant il manque de vie et de spontanéité. “L’obsession de la minceur a pour effet de retrancher du monde celle qui en est la proie”, écrit Mona Chollet. J’ajouterais que l’obsession de devenir “that girl” aussi : la perfection, du moins celle définie par cette trend, ne peut s’obtenir qu’à condition d’exercer une totale maîtrise sur son existence. Autant dire que cela ne laisse aucune place à l’improvisation et à la spontanéité, et demande de vivre en se concentrant uniquement sur soi-même, en faisant fi des invitations à sortir, s’ouvrir, se mêler aux autres. C’est finalement le paradoxe de cette injonction au bien-être : à force de s’acharner à supprimer tout ce qui est toxique, le toxique s’implante.

Heureusement, une nouvelle trend un peu plus réaliste émerge. Le nouveau mantra ? “You can do both, life is about balance.” Elle consiste à alterner plans à la salle de sport et jus détox et des scènes au resto, en boîte de nuit, ou de cocktails entre copines (toutes aussi minces et belles, en cela rien ne change). Libération ? Ou nouvelle injonction ?

voir l'article
voir l'article
Culture & Lifestyle

“That girl” est-elle toxique ?

Se Connecter

Mot de pass oublié ?

Nouveau mot de passe

S'Inscrire* Champs obligatoir

FermerFermer