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Manifeste : l’amitié, ou l’amour ultime

Tal Madesta, auteur de "Désirer à tout prix" te raconte pourquoi il est urgent de redonner ses lettres de noblesse à l’amitié, une forme d’amour trop souvent dévalorisée.

Sûrement comme toi, je ne pourrai pas compter le nombre de films avec lesquels j’ai grandi qui dépeignent l’amour romantique hétérosexuel comme le pinacle des relations humaines. Je suis un enfant des années 90, et c’était peut-être d’autant plus le cas à cette période, et dans les années qui ont suivi : de Coup de foudre à Notting Hill à Pretty Woman, de Ghost à Bodyguard, de Titanic à Roméo + Juliette, j’ai aussi été matraqué – évidemment – par un nombre considérable de films d’animation qui enracinent dans l’esprit des plus jeunes enfants que l’amour hétéro constitue la voie royale et incontournable vers le bonheur et la félicité (coucou Disney!).

 

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L’amitié entre femmes, toujours au service du patriarcat ?

Évidemment, de telles représentations culturelles obsessionnelles laissent des traces. Parmi elles, le fait de ne laisser aucune place aux autres formes d’amour, forcément moins désirables, souhaitables et valorisantes. Peut-être sais-tu déjà à quoi je fais référence : à l’amitié, bien sûr… Bien que je puisse lister à l’infini les œuvres qui parlent d’amour passionnel, il m’en reste très peu en tête lorsqu’il s’agit de grands souvenirs d’amitié au cinéma. Le premier qui m’avait puissamment marqué, c’était Thelma et Louise. L’histoire de deux femmes qui, pour se soustraire à la violence masculine, transforment leur week-end d’échappatoire en véritable cavale. Je ne vais pas te spoiler la fin du film, mais il me semble que c’était la première fois que je voyais dépeinte l’amitié entre deux femmes et leur indépendance totale des hommes comme le moteur du récit. Sans surprise, le film avait provoqué la polémique à sa sortie. Il ne fait pas bon d’être une femme pour qui l’amitié est le centre de son monde.

Les deux autres films qui parlent d’amitié féminine et qui m’ont marqué à vie, sont sans doute deux références iconiques du début des années 2000 : Lolita Malgré Moi, et Thirteen. Le premier, odyssée à travers l’adolescence de la jeunesse privilégiée états-unienne, ne dépeint l’amitié entre femmes que comme un mécanisme d’accaparement de l’attention des hommes. Les adolescentes s’y détestent, se crient dessus, cumulent les coups bas les unes envers les autres, et ce n’est que l’amour du beau gosse quaterback dans l’équipe de football qui fait finalement prendre conscience à la jeune héroïne, incarnée par Lindsay Lohan, qu’elle vaut mieux que tout cela. Dans Thirteen, la tragédie dépasse toutes les attentes : Tracy, jeune adolescente en quête d’attention et de popularité, se laisse complètement entraîner dans le sillage destructeur d’Evie, bad girl qui la poussera vers l’automutilation, la dépression et l’isolement.

Et puis il y a bien sûr le syndrome de la meilleure amie, selon la formule anglophone consacrée “just gals being pals” [ndlr : “ce sont juste de bonnes amies”] qui se sert du prétexte de l’amitié pour invisibiliser des relations lesbiennes. Mais si, penses-y ! Toutes ces femmes au cinéma et dans les livres, qui ont vécu leur vie entière l’une à côté de l’autre, qui habitaient ensemble, que leurs proches décrivent comme les deux doigts de la main, qui meurent ensemble et sont parfois même enterrées ensemble…et que les commentateurs décrivent comme le récit d’une incroyable et palpitante “amitié” ! Je caricature à peine, quand je repense à certaines critiques récentes écrites au sujet de Killing Eve ou encore d’Euphoria, où on ne pouvait que rire devant des textes s’amusant de l’exceptionnelle complicité des deux “meilleures amies”. Bref, quand l’amitié est invoquée (et elle l’est rarement pour elle-même), cela reste à des fins lesbophobes.

Rendre le couple et la famille incontournables

Mais pourquoi l’amitié est-elle autant sanctionnée dans les représentations et de manière globale dans la société ? C’est une question à laquelle je tente de répondre dans mon livre Désirer à tout prix, publié en avril 2022 aux éditions Binge Audio. Je pense que cette séparation, voire cette opposition que l’on fait entre l’Amour avec un grand A et l’amitié contribue à préserver le modèle dominant du couple amoureux (et hétérosexuel, si possible). Une manière de réaffirmer le caractère incontournable du couple et de l’amour, face auquel l’amitié peut être une passade, un moment de vie (notamment à l’adolescence), avant de devoir céder sa place à cette forme d’intimité plus importante. C’est une manière de désarmer les personnes pour qui le couple parental ou la famille a été synonyme de violences ou de rejet : plutôt que de leur proposer des modèles alternatifs, on va les pousser à recréer à l’âge adulte leur propre cercle familial, centré autour du couple, qui amènera lui-même des enfants (ils vécurent heureux, etc, tu connais la chanson). Pour cela, on présente donc partout et en tout temps l’amour et le couple comme essentiels, mais aussi comme naturels. Puisqu’ils sont naturels, ils sont donc incontournables. A l’inverse, l’amitié n’est pas censée constituer un socle solide dans nos existences, mais simplement une side story, un spin-off, un filler episode. Bien évidemment, cette narration très spécifique autour de la place de l’amour romantique et de l’amitié a une fonction au sein du système capitaliste : la famille permet de faire naître des bébés, qui seront des futur·es travailleur·euses, des futur·es patron·nes, des futur·es héritant·es. Bref, elle permet de recréer la société de classes à l’infini. A l’inverse, l’amitié, finalement, n’existe que pour elle-même. Dans mon livre, je dis à son sujet : “les liens les plus fertiles sont souvent les moins rentables”, parce que cette dimension économique me paraît centrale pour comprendre le rejet sociétal de l’amitié.

Cette dévalorisation de l’amitié amène à des conséquences bien concrètes dans la vie des individus, notamment sur le plan légal. Puisqu’il s’agit d’un lien considéré comme moins important que celui du sang, par exemple, les ami·es ne peuvent pas toujours rendre visite à leurs proches à l’hôpital en cas de maladie, ou encore ne peuvent pas récupérer la garde d’enfants mineurs en cas de décès des parents.

L’amitié, ou en tout cas le sens de la camaraderie, c’est aussi le socle de toutes les luttes, parce qu’en s’unissant, en faisant bloc commun, nous sommes plus fort·es face aux violences, à la marginalisation, à l’exploitation et à l’isolement.

Pour une révolution de l’amitié

Pourtant, pour certaines personnes, l’amitié est une question de survie. C’est souvent le cas de celles qui ont été victimes de leur famille, autrement dit celles qui ont subi brimades, rejet, harcèlement et violences en son sein. Je pense évidemment aux femmes et/ou aux personnes LGBTI. Dans mon livre, je transmets le puissant témoignage de mon amie Lola, qui discute de cet enjeu : “Dans une communauté telle que la nôtre, où les liens familiaux sont bien souvent détruits, étiolés, traumatiques et synonymes de blessures, parler d’amour familial peut sembler obscène. Quand on est pédé, quand on est gouine, quand on est trans, bien souvent, la famille ce n’est pas l’amour, c’est la violence. Ce n’est pas le lien, c’est la rupture. Ce n’est pas la communauté, c’est ce qui nous a poussé vers elle en nous retirant tout autre moyen de subsister. Et c’est d’ailleurs dans cette communauté qu’on va en refonder une : voilà pourquoi distinguer l’amitié de l’amour familial nous semble idiot : notre famille, on la reconstitue à partir d’ami·es”. Pour beaucoup, l’amitié renferme donc une dimension fortement émancipatrice, de l’ordre de la survie communautaire.

La charge politique de l’amitié n’est cependant pas à interpréter de manière absolue : elle me semble d’une puissance ambivalente puisque, lorsqu’elle est investie par des groupes dominants, elle permet de renforcer l’ordre social. L’amitié entre deux hommes cis blancs, par exemple, est ce que ce n’est pas autre chose qu’un boys club, puisqu’elle permet de consolider l’entre-soi des dominants ? A l’inverse, je crois que la dimension émancipatrice des amitiés entretenues entre femmes et/ou personnes LGBTI réside dans le fait qu’elles constituent un bouclier contre les groupes qui dominent et violentent, pour toutes les raisons que j’ai évoquées plus tôt.

 

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Est-ce que l’amitié entre femmes et/ou personnes LGBTI est donc forcément révolutionnaire ? Peut-être pas, en tout cas je ne saurais pas dire dans quelle mesure. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle est un moyen de défense. Contre la famille qui violente et qui aliène, contre le couple qui enferme, contre une certaine vision unique de l’amour. Parce que non, l’amitié n’est pas “de l’amour sans sexe”, comme on me le suggère parfois. Je crois que l’amitié, c’est de l’amour tout court. L’amitié ne produit rien, à part du soutien émotionnel, de l’intimité, des bras rassurants face à l’adversité. Je crois que c’est en cela qu’elle est aussi magnifique et importante. C’est l’arme des marges, le moyen de défense de celles et ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que de repenser la question de la famille et de la communauté. L’amitié, ou en tout cas le sens de la camaraderie, c’est aussi le socle de toutes les luttes, parce qu’en s’unissant, en faisant bloc commun, nous sommes plus fort·es face aux violences, à la marginalisation, à l’exploitation et à l’isolement. Plus audibles pour faire entendre des revendications et le projet d’une autre société. Comme les hommes puissants conservent leur pouvoir en se protégeant entre eux, je pense qu’on ne peut que se défendre en faisant la même chose. Je le crois chaque jour un peu plus : c’est par l’amitié qu’on embrasera le monde.

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