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Ma chambre d’adolescent.e, un symbole d’émancipation ?

La chambre : coupure du territoire parental, théâtre d’expression et d’expérimentation... Cet espace central de la culture teenage est-il plus politique qu’il n’en a l’air ?

Photographe : Kahina At Amrouche

Dès le début du collège, je fermais la porte de ma chambre pour y faire résonner des paroles de chansons évoquant James Dean, des gangsters, diverses drogues, des relations amoureuses tragiques et le Château Marmont (uniquement des sujets que je maîtrisais personnellement du haut de mes 13 ans). Dans mon temple de la culture Tumblr, je rends folle mon frère à écouter en boucle les mêmes albums d’Arctic Monkeys et Lana Del Rey sur une platine vinyle achetée chez Urban Outfitters. Je m’invente, sous les yeux de Leonardo DiCaprio et Kate Winslet, des scénarios complexes mêlant fanfictions lues sur Wattpad et romances à la Jane Austen. Comme Oasis, j’ai envie de “start a revolution from my bed”, de grandes ambitions que personne ne comprend… à part sur Internet évidemment ! C’est dans ma chambre d’adolescente que s’est construite la personne que je suis aujourd’hui, et je ne suis pas la seule.

Le succès de la “bedroom pop”

Devenue un véritable objet de pop culture, la chambre adolescente est un passage obligé des teen movies, de La Fureur de vivre (1955) à Lady Bird (2017), d’une Sabrina 90’s à Zendaya dans Euphoria. Lieu de refuge, convergence du style et de l’intime, portfolio du soi : l’espace privatif devient le décor hautement symbolique de nombreux clips musicaux. Les TLC avaient déjà embrassé cette esthétique au tournant du millénaire, en présentant une féminité puissante et cool et en célébrant la chambre comme un espace pour afficher des posters et pour discuter entre filles des (toujours plus décevants) garçons. Son évolution est aussi riche que l’imaginaire des jeunes artistes. Le succès de la “bedroom pop”, propulsée par la chanteuse Clairo, intronise la chambre comme le studio de création idéal de la Gen Z. En se filmant sur son lit avec Photo Booth, écouteurs dans les oreilles et cartes de son cours de géo dans le fond, elle réalise un clip home made pour son titre Pretty Girl (2017), produit de A à Z dans sa chambre et posté sur SoundCloud. Devenir une star de la pop sans lâcher sa couette, c’est possible !

Plus récemment, la chanteuse ELIO, à peine la vingtaine, nouvelle protégée canadienne de Charli XCX, déclarait dans son premier single son amour pour ses online friends (2020). La chanson était accompagnée d’un clip dans une chambre illuminée de rose et aux murs couverts de posters de ses célébrités favorites, illustrant des paroles qui témoignent des déboires amicaux d’une jeunesse biberonnée aux réseaux sociaux. Si l’image met en chair les paroles, l’habitus reflète la personnalité.

Une passion pour Timothée Chalamet et les espaces bien ordonnés

Souvent diluée dans un imaginaire collectif édulcoré, la chambre est pourtant un lieu hautement politique, “théâtre de l’existence, ou du moins de ses coulisses”, selon l’historienne Michelle Perrot. Alors, si notre société est régie par la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, je ne peux manquer de m’interroger sur l’expression identitaire dans la sphère de l’intime.

J’en discute avec plusieurs post-adolescent.e.s. Zineb a 21 ans et je partage avec elle une passion pour Timothée Chalamet et les espaces bien ordonnés. Elle occupe la même chambre depuis dix ans et me raconte : “Quand je l’ai décoré pour la première fois, le mur arborait des affiches de boys bands et de Selena Gomez découpés dans le magazine Fan 2. Maintenant, j’opte pour quelque chose de plus épuré avec des affiches de film, mes livres et DVD.” Pour elle, la chambre est un espace de liberté individuelle où elle pratique un jeu d’aller-retour entre les vestiges de son enfance encore présents et le désir d’être reconnue dans des pratiques et goûts adultes. J’ai moi aussi la même chambre depuis toujours, et j’ai vraiment l’impression qu’elle raconte mon histoire. J’ai du mal à changer des éléments sans avoir l’impression de me trahir un peu : j’ai encore des photos avec des personnes à qui je n’ai pas parlé depuis plusieurs années. Un peu comme des tatouages sur la peau, les éléments de ma chambre témoignent sans regrets de la personne que j’ai été.

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Photographe & Réalisatrice : Kahina At Amrouche-Hachi

Souvent diluée dans un imaginaire collectif édulcoré, la chambre est pourtant un lieu hautement politique, “théâtre de l’existence, ou du moins de ses coulisses”, selon l’historienne Michelle Perrot.

Kahina At Amrouche-Hachi n’a pas encore soufflé sa 22e bougie, mais elle produit déjà des décors sur des tournages et a aussi réalisé, écrit et produit son propre triptyque de courts-métrages sur le thème de la chambre adolescente, qui nous fait entrer dans l’intimité de trois jeunes filles dans les années 90. Elle me définit la chambre comme “un espace de convergence et de négociation entre intérieur et extérieur. Pour les adolescentes, elle est le reflet de ce qu’elles ont envie d’être mais aussi le produit de ce que l’on attend d’elles”. Voilà qui donne matière à réflexion : la chambre serait-elle un terrain de négociation dans un foyer investi de rites patriarcaux ?

Mon poster Troye Sivan dédicacé parle de lui-même

Poursuivons cette perspective féministe plus avant : des groupies des Beatles dans les 60’s aux Directioners des années 2010 (les fans de One Direction, ndlr), la chambre serait l’espace où peuvent s’exprimer ces passions mal perçues par une société qui considère les jeunes fans comme hystériques. La chambre devient alors espace de célébration, loin du jugement et du mépris des pairs. La chambre nous permet aussi de rejouer ou déjouer des normes intériorisées depuis l’enfance : “Quand j’étais petite, je voulais absolument une chambre rose, des poupées et tout ça, sûrement car la société nous l’a enseigné. Mais aujourd’hui, je souhaiterais du neutre, du simple”, explique Jeanne, 16 ans. Pour la jeune fille qui vit seule avec sa mère, la redécoration de sa chambre, énormément inspirée par les réseaux sociaux comme Pinterest, a été une forme de déconstruction.

Quant à Lucas, 18 ans, avec qui j’ai autant discuté de Star Wars que du rôle des garçons hétéros dans le féminisme, son intérieur lui a permis de prendre conscience d’un modèle sexiste auquel il participe. Si ses goûts affichés se limitent à la musique metal et au gaming, il réalise que ceux-ci sont l’écho d’une forme de domination : “Ça peut renvoyer à une image […] de mec sexiste, parce que mes centres d’intérêt sont plus que ‘masculins’, ils sont souvent excluants pour les femmes”, dit-il de son affection pour ces sous-cultures inconsciemment virilistes. Discours qui apparaît également dans le clip Signatune de DJ Mehdi réalisé par Romain Gavras en 2011 : on entre dans l’histoire par l’intermédiaire de plans sur des éléments de la chambre du personnage, remplie de posters de voitures et autres coupes de compétitions sportives.

Cette injonction à une certaine virilité dictée par le patriarcat est parfois violente pour les jeunes garçons à la masculinité marginalisée, comme Joseph, 20 ans, qui se définit comme bisexuel et vit encore chez ses parents. Dans sa chambre, il applique une véritable “politique de la dissimulation”. Quand il aborde sa passion pour les chanteuses pop, il précise ne pas pouvoir envisager de l’afficher : “Avec mes parents, impossible de coller un poster de Halsey ou d’Ariana au mur : ça me traiterait de pédale à table.” Il confie avoir un album de Blackpink, girls group coréen sur une étagère. Aux yeux du monde, l’objet est invisible, mais pour lui, c’est infiniment signifiant. Comme pour Léo, jeune homme queer de 19 ans : “Mon poster Troye Sivan dédicacé parle de lui-même.” Il indique ainsi son adhésion à la culture fan, historiquement féminisée, revendique son appartenance à une masculinité marginalisée et déploie simultanément des codes d’affiliation à une communauté alternative.

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Photographe : Kahina At Amrouche-Hachi

Avec mes parents, impossible de coller un poster de Halsey ou d’Ariana au mur : ça me traiterait de pédale à table.

“Les adolescent.e.s construisent leur chambre autour de signes auxquels iels donnent un sens. Ce cryptage permet à la fois de s’unifier à travers des codes compris uniquement par des pairs ayant le même référentiel et de se protéger du regard de ceux qui ne comprennent pas, parents ou instigateurs de morale”, souligne Kahina At Amrouche-Hachi. Elle prend pour exemple l’artiste Girl in Red, symbole de l’identité lesbienne sur les réseaux sociaux, qui s’ajoute à la longue histoire des artistes “codés” queers. Placardés dans la chambre, ces signes deviennent les indices dissimulés d’une identité revendiquée avec une discrétion souvent vitale.

Ces “petites tactiques de l’habitat”, comme disait Michel Foucault, sont parfois bien plus puissantes que la signification dominante qui leur est accordée, à un âge où la compréhension du monde commence par celle de sa propre identité. Plus j’accepte et je comprends celle-ci, plus je me sens le courage et l’envie d’en montrer une partie dans ma chambre. Entre affiches féministes et posters de film qui ne passent pas le test de Bechdel, ma chambre raconte autant mes convictions que mes contradictions. La force politique de l’intime se révèle à mes yeux à mesure que je prends conscience que la révolution ne peut s’arrêter devant nos portes.

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Photographe : Kahina At Amrouche-Hachi

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