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Culture & Lifestyle

Les amours révolutionnaires de Costanza Spina

Son essai “Manifeste pour une démocratie déviante” dénonce la néolibéralisation des relations, et invite à construire par et avec amour.

Célébritisme, activisme performatif, saviorism : toutes ces récupérations et exploitations sont exposées dans l’essai de Costanza Spina, Manifeste pour une démocratie déviante : Amours queers face au fascisme (Trouble Eds, juin 2023).

La pensée critique, urgente et sans courbettes de la militant.e et fondateur.ice de Manifesto XXI invite à ralentir. A repenser à ce que chacun.e nomme “amour”, non pas vers la consommation et l’hypersexualisation, mais le care, l’écoute, et la co-construction. Générosité, nourriture, horizontalité, dans des luttes communes, des lieux intermédiaires et des futurs queers. Une révolution pour l’été et le rêve de nouvelles utopies.

Peux-tu donner ta définition de l’amour ? 

Récemment, un.e pote m’a demandé d’essayer de définir l’amour comme si je l’expliquais à un enfant. Je pense que ce serait un sentiment de bien-être dans le ventre, comme un baume de détente, la certitude d’être bien dans une situation. Je pense que toute définition que je pourrais tenter de donner serait liée à un sentiment de bien-être physique en tout cas. Nos corps ne sont pas menacés quand on est en amour. 

Après, dans Manifeste pour une démocratie déviante, je parle d’une autre forme d’amour et de romantisme – qui néanmoins part de l’expérience intime. Souvent, les désirs queers sont limités au sexe, c’est une façon de ne pas nous laisser rêver plus grand. Le cul, c’est libérateur, certes, mais loin d’être suffisant pour mener des luttes organisées. L’amour, le désir, le romantisme sont, selon moi, un élan qui se projette vers la communauté. Une vision idéale de la société dans laquelle nous voudrions vivre. Personnellement, je voudrais vivre dans une société où je me sentirais comme avec une personne que j’aime : avec une grande sensation de bien-être physique. C’est une forme de beauté qui n’est pas juste « plastique », mais qui envahit tout le corps et nous donne confiance en nous. Qui nous fait soudainement réaliser que notre vie compte. 

Qu’est-ce que les luttes queers peuvent faire entendre sur la façon d’aimer ?

J’adore la définition que bell hooks donne de l’amour parce qu’elle nous enseigne que c’est avant tout une forme d’action. Et en anglais, ça marche hyper bien avec le verbe et le mot « love » comme tu dis. Parfois, on théorise trop sur l’amour, on passe nos journées à en parler, à parler de nos crush et de nos désirs… sans vraiment passer à la pratique. Je pense que les queers, avec toutes les différences qui traversent leurs communautés, ont en commun d’avoir toujours choisi la voie de la paix, de l’amélioration de soi, de la déconstruction de ses travers dominants. Quand on vit la queerness avec responsabilité et en y croyant, on ne peut que sortir transformé.e.s et se sentir sincèrement en paix avec soi-même et les autres. Je ne dis pas que les communautés queers sont des havres de paix : loin de là. Elles peuvent être très violentes. Mais je pense que des havres de paix existent quand même en leur sein et que nous pouvons influencer positivement nos sociétés. 

En quoi l’amour est-il devenu un fait néolibéral ? 

L’un des principaux travers du capitalisme, et ce pourquoi nos luttes sont si désorganisées, est qu’il a réussi à pénétrer nos émotions. Nous avons des structures affectives néolibérales qui nous poussent à la consommation d’émotions et de personnes. Il nous faut comprendre qu’il n’y a pas de place pour l’amour au sein d’une structure mentale et sociale capitaliste. “Le principe sous-tendant la société capitaliste et le principe de l’amour [sont] incompatibles”, estime le psychanalyste Erich Fromm. “Nous sommes sans cesse bombardé.e.s par des messages qui nous disent que tous nos besoins peuvent être satisfaits par des gains matériels”, écrit bell hooks dans A propos d’amour. Les personnes qui ne correspondent pas à la norme physique dominante sont les premières à connaître l’isolement dans ce jeu cruel, que la sociologue Eva Illouz définit comme “la fin de l’amour”. “L’isolement et le sentiment d’être seul.e.s sont parmi les premières causes de dépression et de désespoir. Ils sont le produit d’une culture où les choses comptent plus que les gens”, conclut bell hooks. Le néolibéralisme coupe les liens humains, là où la liberté les renforce et renforce les communautés. 

 

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Tu parles de queer-washing, et de ce que cela fait aux luttes.

Je pense qu’on est tombé.e.s dans une macronisation du queer. Dans la Macronie, les mots ne veulent rien dire et peuvent changer de sens en fonction du marketing du moment. Ainsi, les industries mainstream (de la mode, de la beauté, des médias, de l’entertainment…) utilisent le queer pour séduire des jeunes consommateur.rices… Elles se parent d’un habit progressiste, tout en ayant le cœur à droite et le cerveau immergé dans un jus néolibéral. L’amour queer, et l’idée de révolution romantique, ont été réappropriés pour en faire des produits bankables, et qui dit bankable, dans la macronie, dit vidé de sens.
Nos luttes et nos amours sont devenues les personnages secondaires d’une saga féministe hétéro et blanche qui se pense révolutionnaire : mais c’est nous qui avons fait toutes les révolutions. J’ai encore vu un post Instagram d’un média féministe (https://www.instagram.com/p/CuJZObto5tT/) qui m’a sincèrement blessé.e en tant que gouin.e : on dirait que les gouin.e.s sont les petites mains de grandes révolutions pensées par les hétérosexuels cis blanches. Pardon, mais c’est faux et maladroit. C’est plutôt tout le contraire. Ce sont les gouin.e.s qui ont inventé l’idée même de sortir de l’hétérosexualité. J’ai pas besoin que, après avoir pillé nos idées et nos travaux, comme beaucoup d’autrices féministes blanches hét le font, on nous dise « bravo les lesbiennes ».

Je comprends bien qu’il faut s’allier entre féministes et qu’il ne faut pas déchirer les luttes. Mais comment s’organiser si le respect de base manque ? Si le principe même d’intersectionnalité est bafoué ? Si des gouin.e.s bossent gratos alors que les cis hét qui récupèrent leurs idées s’en mettent plein les poches ? Et tout ça arrive parce qu’on a fait du queer un produit de marché ouvert à tous.tes. Or, le queer pour moi est l’expérience du monstre. Votre corps a été mis en danger et humilié. Il faut revenir à une matérialité du queer. 

Peux-tu me parler des mécaniques de fame, de visibilité et comment cela nuit à la construction d’une pensée commune ?

Nous portons en nous la culture de la violence et de la suprématie, héritage des régimes fascistes d’antan (évidemment, je ne m’adresse pas à tous.tes les lecteur.rices ici). Ceci est mélangé à un esprit consumériste ultra-libéral. Le fascisme est aussi un comportement, un héritage psychologique et culturel. Si nous voulons vaincre le fascisme, nous devons comprendre qu’il est aussi une façon d’être au monde. Le célébritisme est la prolongation du culte du/de la chef.fe fasciste. Nous voulons être une star de la même façon que nous voulons être un.e chef.fe, être au sommet de l’échelle des dominations. Impossible de créer une pensée commune si tout le monde veut être une star solitaire : le militantisme sur Instagram a conduit à ce genre de phénomènes, où, en incarnant des luttes, certaines célébrités les font juste mourir. Utiliser les outils du capitalisme fasciste pour vaincre le capitalisme fasciste me semble une vaste hypocrisie. Nous devons vaincre nos relents de fascisme intérieur si nous voulons mieux organiser nos luttes. Le meurtre raciste de Nahel a mis en lumière à quel point l’extrême droite est bien organisée par rapport à nous. Posons-nous des questions : en quoi notre état d’esprit est-il vraiment différent de celui de nos adversaires ? 

Tu parles de lieux intermédiaires – ce livre est-il également un endroit de convergences, formes, idées, discussions, futurs ?

J’espère, et j’espère qu’il permettra à d’autres personnes de prendre la parole parce que mon point de vue n’est que le récit d’UNE expérience. J’espère aussi que le travail des journalistes engagé.e.s, comme toi, qui ont tellement œuvré pour que les questions de genre et les luttes queers arrivent dans les médias, soit mieux reconnu par nos communautés. Nos médias, nos livres, nos maisons d’édition ont parfois manqué de soutien humain et économique : on se retrouve ainsi face à des cagnottes en soutien à des meurtriers faramineuses et soudainement on réalise que, oui, c’est aussi une question de moyens. Nos organisations militantes sont des lieux de lutte intermédiaires. Il faut les chérir à tout prix. 

Tu parles de l’illusion de neutralité dans les milieux intellos français, journalistiques. Peux-tu m’en dire plus ?

Quand on vous demande à l’école, dans le journalisme, ou dans l’art d’être « neutre”, on vous demande d’être blanc.he, hét, cis, bourge. « Neutre » en français signifie « universaliste » et l’universel français coïncide avec tout ce qu’il y a de plus horriblement normatix@x@f et oppressant. Je me méfie comme la peste des discours sur la « déontologie » journalistique et le « neutre » : qui a fixé ces règles ? Les écoles de journalisme ? Les académies ? Eh bien cela a produit seulement plus de discriminations et une mise au ban des personnes minorisées de toutes ces sphères au prétexte que leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, leur genre, ne sont pas assez « neutres ». « Neutre”, ça veut dire raciste et homo/transphobe. A ce sujet, je recommande la lecture du livre Le Génie lesbien d’Alice Coffin (Grasset, 2020). 

Tu parles du religieux, du mystique. Est-ce un appel à de nouvelles croyances au sens large ?

Je parle de spiritualité dans mon livre parce que, je pense, l’amour et la justice sont des expériences qui se comprennent totalement lorsqu’on fait aussi l’expérience d’une spiritualité. D’une force qui nous relie au reste du vivant. Tous.tes les queers ne sont pas issu.e.s d’une culture franco-blanche pseudo-laïque (qui est en réalité ultra-catho). Il faut respecter cela : moi aussi, je viens d’une culture religieuse, et j’en garde des éléments positifs par-ci par-là. Nous pouvons, dans nos communautés et en fonction de leurs cultures, réhabiliter le sacré et l’investir de queerness. Nous avons droit au sacré. Et puis la religion et le queer sont un impensé qui fait souffrir certain.e.s d’entre nous : qu’est-ce qu’on fait quand on est juif.ve et queer ? Musulman.e, catho, ou que sais-je ? Le queer doit-il être laïque ? Non, je ne le crois pas. Laïque, c’est comme neutre et universel. 

 

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Que souhaites-tu à tes adelphes ?

Je souhaite à tout le monde de trouver les outils pour prendre soin de soi. Nous vivons dans une époque violente mais nous devons rester connecté.e.s à nos émotions, ce serait une trop grande perte que de tomber dans l’indifférence. Nous devons garder vive l’énergie pour nous indigner et la lucidité pour nous organiser. Alors il faut chérir son corps, soigner son mental, déconnecter des réseaux, trouver des formes de rituels et de spiritualités qui passent un baume sur nos estomacs contractés. Il faut chérir ses ami.e.s et ses amours, apprendre des manières nouvelles de gérer nos conflits, renforcer nos communautés au quotidien. On ne va pas affronter le monde tous.tes seul.e.s sur un cheval blanc : je crois plutôt aux petits changements de tous les jours, sentis et vécus en profondeur. 

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