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Khémaïs Ben Lakhdar-Rezgui : “Il faut sortir du Western gaze de la mode”

Le spécialiste de la question décoloniale dans la mode parle à NYLON de diversity-washing, d’imaginaire orientaliste, et de la citation comme forme d’appropriation culturelle.

Par ses mots et éclairages dans Libération, Le Monde, Pièce détachée, et son travail universitaire doublé de récits 2.0, Khémaïs Ben Lakhdar-Rezgui s’impose comme la tête pensante de la décolonialité dans la mode en France.

Né à Paris de parents tunisiens, se définissant comme “nordaf queer”, c’est par un regard sensible et centré autour de la transmission qu’il commence à s’intéresser à la circulation des symboles. Aujourd’hui, il interroge les mécaniques des récupérations, d’appropriation et de fétichisation, processus centraux et inquestionnés dans l’histoire de la mode et l’imaginaire luxe en Occident.

Comment ces pratiques coloniales se réactualisent-elles, encore et encore, à travers toutes les facettes et mouvements de l’industrie ? Tune in to find out.

Peux-tu me parler de ton parcours, ce qui t’a mené à tes interrogations d’aujourd’hui ?

Très jeune, je voulais travailler autour du vêtement (plutôt que de la mode) sans trop savoir exactement par quel moyen. J’ai un souvenir très marquant de ce qui a suscité cet intérêt. Un été, en Tunisie, j’ai vu ma grand-mère s’enrouler dans un sefsari (une sorte de grande étoffe écrue, un vêtement traditionnel féminin du Maghreb) avant de partir faire des courses au souk de Tunis. J’ai été fasciné par la manière avec laquelle elle domptait le tissu, la dextérité de ses gestes pour le draper autour de son corps pour qu’il ne bouge plus. Elle le faisait tellement naturellement, sans trop se l’expliquer, et cette image est restée dans un coin de ma tête. Je voulais faire la même chose qu’elle. Je n’arrêtais pas de demander à mes parents de me parler des différents vêtements traditionnels tunisiens et arabes que je voyais sur les anciennes photos de famille mais qui étaient complètement absents de mon quotidien de Parisien.

Pendant l’adolescence, j’ai fait un rejet de mon arabité (contexte français et complexe colonial oblige !), c’est la mode occidentale et le vêtement qui m’intéressaient beaucoup, les magazines, les défilés, comme tout le monde. Mais faute de moyens pour intégrer une école de stylisme, j’ai fait la fac d’histoire de l’art avec l’idée de bifurquer à un moment sur l’étude des vêtements et de la mode. En master 1, j’ai commencé par m’intéresser au travail d’Yves Saint-Laurent, son œuvre plumassière (parce que je faisais un stage chez Lemarié, la plumasserie des métiers d’art de Chanel) et en master 2, j’ai étudié sa collection haute couture automne/hiver 1976 (Opéra-Ballets russes). C’était pour moi l’occasion de regarder au-delà de la mode, de comprendre les techniques de confection, les symboles et leurs significations, la manière avec laquelle la mode occidentale regarde et fantasme l’Orient, l’Autre. J’ai découvert un champ d’analyse qui n’était pas tellement développé en France et ça m’a passionné.

Après l’obtention de mon master 2, j’ai poursuivi ces recherches à l’Ecole du Louvre en m’intéressant cette fois-ci au travail de Paul Poiret. L’histoire de la mode l’a consacré comme “le couturier des mille et une nuits”, le plus orientaliste du début du XXe siècle. Les discours sur sa création étaient tellement dithyrambiques que ça mettait en place une sorte de mystification que j’ai essayé de déconstruire. C’est à partir de ce moment que je me suis intéressé à l’importance des traditions vestimentaires orientales pour la mode occidentale. Presque systématiquement, l’histoire de la mode en France n’est regardée que du point de vue des couturiers parisiens de la haute couture et j’ai essayé avec ce travail de comprendre en quoi les cultures matérielles orientales avaient été décisives pour la mode parisienne. C’était un moyen pour moi de visibiliser la richesse des traditions orientales, de rendre à César ce qui lui appartient, et de silencier un peu le discours dominant et hégémonique du système occidental de la mode. Au terme de ce mémoire, je suis entré en doctorat pour élargir l’étude du simple cas de Poiret au système plus global de la mode orientaliste de la Belle Époque aux Années folles.

Sur quoi travailles-tu spécifiquement, et qu’est-ce que ça te permet d’éclairer de l’époque actuelle ?

Dans ma thèse, La Mode orientale dans la couture parisienne du passage du siècle, je tente de mettre en lumière les rapports qui existent entre l’expansion des empires coloniaux européens et le développement de la mode orientaliste à Paris à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. J’essaye de montrer à quel point la création vestimentaire n’est pas uniquement une question d’art, d’invention ou de nouveauté, mais que c’est avant tout un système à mettre directement en lien avec les mécanismes coloniaux de domination. C’est par ce biais que je tente de réévaluer le processus créatif des couturiers et la manière avec laquelle ils se représentaient l’Orient et ses cultures. Je m’inscris dans une perspective décoloniale de l’histoire de la mode pour comprendre que ce n’est pas anodin de se servir dans les cultures non-occidentales (qui plus est en période coloniale) pour penser un nouveau vestiaire parisien. J’adresse également la question de l’appropriation culturelle pour montrer que bien plus qu’un vecteur de scandales de nos jours, il s’agit vraisemblablement d’un élément fondateur et structurant du système de la mode moderne, un moyen pour la couture parisienne d’affirmer son hégémonie sur le monde entier, de périphériser les mondes orientaux pour bien les utiliser et les représenter.

J’adresse également la question de la fabrique des stéréotypes, via la mode haute couture, et je réfléchis à la manière avec laquelle les clichés raciaux et sexistes ont pu être élaborés, développés et véhiculés (encore de nos jours d’ailleurs) par la création vestimentaire. En d’autres termes, j’essaye de comprendre comment l’orientalisme dans la mode n’est pas qu’une tendance éphémère qui a produit quelques modes à Paris, mais au contraire un système de domination et de production de discours qui s’exerce sur les peuples non-occidentaux sur un temps très long ; tout en continuant d’organiser les structures qui sous-tendent le système de la mode occidentale.

Musique world, diversity-washing… Comment l’imaginaire orientaliste se renouvelle-t-il à chaque époque dans la culture et la mode ?

Puisque le système de la mode occidentale ne s’est pas véritablement penché sur son imaginaire colonial, je constate qu’il continue de s’exercer de façon très importante, à plein de niveaux :

D’abord, l’hégémonie persistante des Big Four : Les seules collections mises véritablement en lumière sont celles qui défilent dans une des quatre capitales de la mode. Même si la presse couvre de plus en plus d’autres Fashion Weeks (celles de Copenhague, Barcelone, etc.), force est de constater qu’aujourd’hui, l’histoire contemporaine de la mode s’écrit principalement en s’appuyant sur les marques présentes en Occident. L’unique manière pour une marque étrangère et non-occidentale de se faire connaître au niveau international est de défiler à New York, Londres, Milan ou Paris. Pour moi, c’est un moyen d’entretenir l’hégémonie du consortium Etats-Unis/Europe. Il existe pourtant de très nombreuses autres Fashion Weeks, complètement silenciées et qui pourtant sont HUGE ! (Dakar, Lagos, Shanghai, etc.). Ce constat ne fait que réaffirmer l’idée qu’il n’existe de mode qu’en Occident, concept hérité du colonialisme (opposition mode et tradition, en clair : société civilisée vs sauvage)

Puis, les collections croisières qui ne sont pas remises en question : Elles sont certainement l’exemple le plus parlant de toute la dimension capitaliste et coloniale du système. Ces collections, dont les thèmes récurrents sont le “voyage” et “l’exotisme”, sont principalement montrées en dehors des capitales traditionnelles de la mode. Pour 15 minutes de show et une soirée, les maisons patrimoniales élisent domicile dans un paysage “exotique” (Cuba, Rio de Janeiro, Marrakech, Dubaï), déplacent dans le monde entier le petit monde feutré de la mode occidentale dans une débauche de moyens. Pour moi, c’est reconduire l’idée que l’Occident contrôle et a le monde entier à sa disposition. Ces collections sont aussi le moyen pour les marques de montrer toute leur puissance financière car évidemment, ce type de collection coûte extrêmement cher et mobilise énormément de monde. Elles sont un non-sens pour des questions environnementales et décoloniales et pourtant, elles sont toujours bien présentes dans le calendrier annuel des défilés.

Aussi, le diversity-washing du late capitalism : L’industrie de la mode a changé son fusil d’épaule devant tous les scandales provoqués notamment par la question de l’appropriation culturelle, de l’inclusivité et d’une meilleure représentation ethnique. Le capitalisme a ceci d’intéressant qu’il parvient à ingurgiter toutes les luttes féministes, queers, antiracistes pour appliquer un joli vernis et se protéger de toute forme de critique. L’idée pour les marques, c’est de mettre en place une très solide stratégie de communication qui, en définitive, s’apparente plus à du tokénisme qu’autre chose. Lorsqu’on s’inspire de cultures orientales pour une collection croisière, on va voir un déploiement sans précédent de contenus autour du processus créatif des artisans, de leurs savoir-faire exceptionnels, on cherche à montrer à quel point le dialogue interculturel est magnifique et que l’union fait la force. Mais si on fait un pas de côté, on se rend compte que pas grand-chose ne change. Ces artisans sont toujours relayé.e.s au rang de force de production, exploitable à merci, leurs savoir-faire étant mis à la disposition de grands groupes de luxe. Le fait de visibiliser les inspirations des collections permet aux marques de poursuivre leur cavalcade coloniale sans être attaquées en appropriation culturelle. Pourtant, l’Autre (qui est éloigné.e du studio et du processus de décision), bien que visible, est toujours représenté.e sans pour autant être en capacité de parler. La post-cultural appropriation dynamic, c’est juste la mode qui cite ses sources (ça devrait être la base pourtant…).

Et même chose pour l’inclusivité : Les podiums se peuplent de plus en plus de personnes racisées. On se croirait presque dans un revival de l’époque “United Colors of Benetton”. Pourtant, les vrais décisionnaires sont toujours très blancs et très occidentaux. Ce n’est pas parce qu’on montre une pluralité de corps et de races sur les podiums que la mode est antiraciste ou engagée dans une lutte contre la grossophobie. Entre inclusivité raciale, et exclusivité de la blanchité, le cœur de la mode occidentale balance… 

Peut-on parler d’un Western gaze ?

Dans un monde globalisé, où les cultures tendent à se synthétiser (ou du moins à s’uniformiser), le système de la mode occidentale se pense toujours comme dominant et hégémonique. Le Western gaze, c’est un regard exoticisant et orientalisant. Il semble que le système de la mode occidentale se pense encore de façon très hégémonique. Un reliquat de l’époque coloniale où la mode était dominante et par là même s’octroyait le droit unilatéral de représenter à sa façon tous les peuples du monde. Le Western gaze, c’est d’abord et avant tout un réseau hyper complexe de représentations de l’altérité (une mode qui va puiser partout ailleurs pour se renouveler). C’est également le fait d’utiliser certains termes (exotique, ethnique, tribal, etc.) dans leur communication internationale (qui du coup n’est pas exclusivement réservée à l’Occident et qui positionne l’Autre dans une situation de subalterne). C’est aussi et surtout l’idée de l’unilatéralité de ce mouvement. 

Le Western gaze, c’est un réseau complexe de représentations de l’altérité

Les débats évoquent souvent la différence entre appropriation et simple processus de citation.

C’est la sempiternelle rengaine de l’hommage ou du vol ! Dans un contexte postcolonial où les mécanismes de colonialité sont encore très vifs, il me semble difficile de considérer la citation (de cultures non-occidentales) comme un processus créatif sain. Citer est très souvent synonyme d’appauvrissement. Ne reste de l’objet initial que sa valeur esthétique, sa capacité à susciter une idée de beauté plus ou moins vague dans l’esprit des consommateur.rice.s. Or, l’objet n’est pas uniquement une esthétique. Il peut également incarner de façon tangible, pour les populations historiquement discriminées, une agentivité, une résilience, une manière de résister à l’oppression (le cas des tresses africaines ou du keffieh par exemple).

C’est s’inscrire dans une position archi-dominante que de considérer que tous les signes et symboliques sont à placer au même niveau, qu’ils peuvent être utilisés et re-sémantiser sans cesse. C’est invisibiliser cette charge de résistance que certains objets peuvent revêtir pour des populations en lutte, ou minoritaires. Finalement, c’est faire fi de l’Autre que de le citer sans prendre en considération tout le contexte socioculturel du bien en question. 

Du journalisme à l’université, la langue elle-même est-elle à décoloniser ?

Dans le contexte français, il est à l’évidence difficile d’adresser frontalement la question du fait colonial, de la race, car l’université se fonde principalement sur un héritage idéologique et conceptuel qui gomme précisément tous les particularismes : il s’agit de l’universalisme. Pour moi, c’est vraiment un défi que de réussir à proposer une analyse scientifique de la mode orientaliste qui remet en question le langage occidental canonique. C’est également extrêmement important de considérer que notre langue française est vectrice de notre manière d’être au monde, d’une forme d’épistémologie eurocentrique. Penser les interactions interculturelles, dans le contexte de la colonisation, c’est d’abord et avant tout utiliser des mots signifiants pour les challenger et décoloniser les imaginaires : race, indigènes, colonie, sauvage, autre, exotisme, ethnique, etc.. Tous ces termes charrient des concepts problématiques qu’il s’agit de déconstruire pour substituer à l’universalisme une vision beaucoup plus pluriverselle et, il me semble, plus objective.

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