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J’ai un penchant pour les hommes âgés (beaucoup plus âgés)

Dans une société contemplant la jeunesse, le monde de la mode met en vedette des masculinités sexagénaires aux cheveux argentés appelés “zaddies”. À l’ère post-MeToo, ces hommes décrits comme mûrs et séduisants peuvent-ils être en accord avec un désir non patriarcal ?

D’une démarche un brin saccadée, il s’avance dans son long manteau de soie : ex-favori du cinéma d’avant-garde des années 1980, rôle secondaire de mari dysfonctionnel dans Sex and the City puis Desperate Housewives, Kyle MacLachlan ouvrait le dernier défilé Prada hommes. Pour clôturer la collection, l’acteur Jeff Goldblum – de six ans son aîné –, se dandinait en longue veste surmontée de fausse fourrure. Immédiatement, les réseaux commentent et renomment le duo “Pra-daddies”.

Al Pacino chez Saint Laurent, Anthony Hopkins chez Lemaire : ces personnages hollywoodiens mythiques remplacent les minets aux abdos en tablettes de chocolat ainsi que les masculinités enfantines et androgynes que la mode aime tant. Chez Bianca Saunders ou Hermès, des mannequins de plus de 50 ans arpentent les podiums tandis qu’ils dansent en chemise lavande et mocassins imprimés python chez Martine Rose et se fondent régulièrement dans les foules hétéroclites des castings Balenciaga ou Marine Serre.

Attirants, sexy, avec un goût assumé pour la mode, ceux que l’Urban Dictionary nomme zaddies sont dotés d’un “swag indéfinissable”. Contrairement au classique “daddy”, ils épatent avec leur confiance qui se transpose dans leur tendance à l’autodérision. Dans le drame comique Licorice Pizza, sorti en janvier dernier, Sean Penn détourne avec humour son image passée et dépassée de jeune rebelle chevauchant une moto, tandis que le réalisateur David Lynch partageait pendant le confinement des bulletins météo, mettant en scène sa chevelure et sa barbe – le média Dazed Beauty y consacra plusieurs articles, transformant le réalisateur de 76 ans en icône beauté.

Les planètes s’alignent et, enfin, je peux l’écrire sans gêne : je préfère les hommes plus âgés, les aînés, les grands-pères, les gérontes, les doyens… Appelez-les comme vous le souhaitez. Rien de nouveau à cette préférence. Préado, une photo d’Alain Souchon et la pochette d’un disque de Georges Brassens recouvraient mon poster de Justin Timberlake. J’adorais être invitée au repas de famille de mes camarades et, plus que rencontrer les papas, mon objectif était de sympathiser avec le grand-père. Adolescente, j’ai découvert que je n’étais pas la seule et bénissais les castings des clips de Lana Del Rey – pas pour les bad boys aux bustes tatoués, mais les vieux beaux conduisant des Cadillac. Quant aux annonces des films de Wes Anderson, elles provoquaient systématiquement en moi des feux d’artifice. Plus que les frères Wilson, la réunion de Willem Dafoe, Bill Murray et Jeff Goldblum me comblait.

Si la figure du quarantenaire aux cheveux teints rêvant de reconquérir sa jeunesse en fréquentant une gamine me dégoûtait, celle du sexagénaire me rassurait. Son visage sinueux, son cynisme, ses hésitations apparaissaient comme un antidote face aux masculinités cis prédatrices libidineuses. Puis MeToo est passé par là. Je comprenais que la plupart de ces hommes à la trempe intello que j’idéalisais jouissaient de privilèges. Je comprenais que dans le jeu du temps qui passe, hommes et femmes ne luttent pas à armes égales. Je comprenais que moi-même, je vieillissais et que je ne rentrerai bientôt plus dans la casse des mignonnes séduisantes. Je me demandais même si je n’avais pas déjà dépassé la date de péremption pour le séduire – lui, mon fantasme le zaddy.

Dois-je l’abandonner et le détester ?

Les zaddies portent leur âge plus qu’ils le supportent, et affichent un sens du style aigu contredisant la théorie du renoncement masculin à la mode.

La mode anti-vieux papa et pro-patriarcat ?

Dans le monde de la mode aux masculinités conjuguées au singulier, le zaddy a ouvert de nouveaux horizons. Sur le compte Instagram @goodasgoldblum, Jeff Goldblum et son styliste Andrew Vottero, ex de la maison Saint Laurent, expérimentent librement veste à franges de la marque Bode, short imprimé Dries Van Noten assorti à des bombers Celine argentés. À presque 70 ans, l’acteur de Jurassic Park s’essaye librement au jeu de la mode, mettant en avant la jeune création dans une société où le rapport entre apparence et masculinité a longtemps été figé.

Au début du XXe siècle, le psychanalyste anglais John Carl Flügel se faisait le prophète de la fin de la mode masculine. Ses écrits illustrent une société où masculinité rime avec force de travail. Seul garant de la sécurité économique de la famille, alors que madame s’occupe des enfants à la maison, le papa patriarcal est construit dans l’idéal capitaliste associé au dynamisme. Seuls les hommes blancs, cis et valides trouvent gloire dans ce récit. Selon l’historien de la mode Shaun Cole, à mesure que le vêtement entre dans la sphère de consommation masculine, les représentations se concentrent sur des hommes en costume aux épaules carrées et teint frais, ou sportif vif en escapade en plein air. “Les autres images sont jugées comme indésirables pour les consommateurs, et en contradiction avec l’ordre social”, écrit-il.

Au fil du siècle, les femmes occidentales gagnent en droits et les rôles masculins se redéfinissent. L’homme sexagénaire retrouve-t-il le chemin de la mode ? “Le corps jeune et mince est devenu la muse immortelle de la couture, éhontément assimilé à la beauté. Il n’est donc pas étonnant que les jeunes hommes comme femmes croient qu’ils deviendront moins attirants en vieillissant et que les personnes âgées se sentent poussées à rester jeunes”, analyse Annika Gralke, spécialiste de la psychologie de la mode, dans son article “One day baby, we’ll be old”.

Alors le zaddy, avec ses 60 ans et des poussières, offre une alternative à la célébration unanime du jeunisme. Il est ainsi visible dans l’allure de rockeur ou raveur porté par les frêles corps préados dans l’iconographie des directeurs artistiques Hedi Slimane ou Raf Simons. Les zaddies portent leur âge plus qu’ils le supportent, et affichent un sens du style aigu contredisant la théorie du renoncement masculin à la mode. Mais la question est de savoir à quelle catégorie d’hommes cet avantage revient.

 

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Le zaddy, un iceberg cachant des discriminations

Déjà, en 2012, la maison Prada mettait en avant des masculinités zaddy en réunissant sur son podium les acteurs Willem Dafoe et Gary Oldman. La marque échafaude alors les fondements du “silver swagger”, réactualisé dans son dernier défilé. Plutôt que des anonymes, ce sont des acteurs cis, couverts de prix et tournant encore dans films, qui sont valorisés. Contrairement à 2012, en 2022, les critiques fusent sur les réseaux sociaux : “Combien d’années avant de voir la même chose pour les hommes plus size, les femmes ou les mannequins non-binaires ?”, questionnent certain.e.s tandis que d’autres estiment qu’il s’agit d’une énième déclinaison d’une masculinité privilégiée.

“De nos jours, le vieillissement réussi repose sur des fondements hétéronormatifs qui provoquent une marginalisation des représentations queers. Le précepte d’un bonheur uniquement hétérosexuel façonne la vision du vieillissement. C’est un récit puissant qui repose sur la valorisation des capacités physiques et de l’esprit niant la diversité. Cet imaginaire non inclusif est un véritable fléau dans des sociétés vieillissantes”, explique la sociologue Barbara L. Marshall.

“Regardez ces muscles !” Cheveux longs, barbe blanche et torse dessiné, l’acteur chinois de 85 ans Wang Deshun fait de manière récurrente le buzz à la suite de ses défilés dénudés valorisant une hypervirilité niant tout signe d’affaiblissement. Dans un autre registre, c’est la romancière américaine Joan Didion qui devenait l’ambassadrice de la maison Celine en 2015. Avec son petit visage marqué de sillons, son statut d’icône intellectuelle l’éloigne de toute suspicion de sénilité.

Un autre point souligné dans les commentaires : y a-t-il un équivalent féminin au zaddy ? “Avec l’âge, les hommes mûrissent et les femmes s’enlaidissent.” Dans son livre Beauté fatale : Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, la journaliste Mona Chollet dénonçait cette inégalité face au temps condamnant les femmes à vivre dans la honte d’elles-mêmes. Chirurgie, crème antirides : ce double standard du vieillissement marque une frontière entre hommes et femmes.

“Le pouvoir de séduction féminin a été traditionnellement interprété comme un don, un devoir ou un service complémentaire du désir masculin”, explique de son côté la sociologue Chiara Piazzesi. Ainsi, les femmes doivent rester jeunes pour se faire désirer des zaddies. Suis-je séduite par mon propre bourreau ?

Quand on est une jeune fille et qu’on découvre la sexualité, on découvre simultanément que notre rôle n’est pas de désirer. Ce désir devient encombrant. On ne peut pas se lancer à la conquête de ce désir.

Exprimer le désir : un acte féministe

Entre lolita et croqueuse de diamants, le désir féminin pour les hommes âgés baigne dans la suspicion et la méfiance. Les femmes sont calculatrices et manipulent : elles en feront les frais à l’instar d’Anna Nicole Smith. Ex-strip-teaseuse au physique proche de Marilyn Monroe, elle épouse à 26 ans le milliardaire nonagénaire J. Howard Marshall. La playmate blonde devient la risée des médias, réduite au stéréotype de la bimbo vénale. Une Marie-Madeleine des temps modernes qui sera réifiée dans la mythologie pop vingt ans plus tard alors que les lolitas en quête de sugar daddies connaissent un revival. 

Leur reine, citant Vladimir Nabokov, se nomme Lana Del Rey. Dans ses chansons et interviews, celle qui est critiquée pour ses lèvres gonflées affirme préférer les hommes âgés. “My pussy tastes like Pepsi cola / My eyes are wide like cherry pies / I got sweet taste for men who are older / It’s always been so, it’s no surprise”, fredonne-t-elle dans Cola en 2012. Les préférences de Lana Del Rey sont vite décryptées dans les médias et stigmatisées par le prisme de l’analyse freudienne : la chanteuse aurait des daddy issues – ses relations amoureuses seraient l’illustration d’une recherche de compensation suite à un manque affectif causé par un père absent.

La voilà ma réponse. Enfin, j’ai un syndrome. Dois-je maudire mon modèle parental non hétéronormé, dans lequel les conventions patriarcales bien pensantes ont été élidées ? Dois-je haïr ma mère qui a préféré le célibat, me privant de figure masculine, ou mon père vivant sa meilleure vie avec d’autres papas ?

Le véritable problème est ailleurs. Il se situe dans le refus d’écouter et de comprendre le désir lorsqu’il est formulé par des femmes. “Quand on est une jeune fille et qu’on découvre la sexualité, on découvre simultanément que notre rôle n’est pas de désirer. Ce désir devient encombrant. On ne peut pas se lancer à la conquête de ce désir”, expliquait à la radio Joy Majdalani, autrice du roman Le Goût des garçons.

Aujourd’hui, aimer un sexagénaire est considéré comme une perversion nommée gérontophilie. Pour le psychiatre britannique T. C. Gibbens, dans les années 60, c’était même l’indice d’une tendance sous-jacente à la pédophilie… Comme tout modèle situé hors de la célébration hétéro-normative, ce désir est réprimé, stigmatisé, réduit à un trouble d’ordre médical.

Claude Rich, Willem Dafoe, les copains de cartes de mon grand-père, les mannequins du défilé Junya Watanabe en 2019 : voici un extrait de la longue liste d’hommes plus âgés qui me font frissonner. Suis-je malade, dois-je m’excuser et payer des heures de psy ? En tant que femme, je ne me justifierai plus de cette préférence. Je les aime avec tendresse, qu’on me laisse en paix.

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