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Amour, ego et heartbreak sur Instagram

Dans ce monde confiné et pessimiste, les amours fleurissent sur Instagram, où les célibataires – les femmes et personnes queers en particulier – trouvent du réconfort en se constituant un fil d’actualité rassurant. A la fois nouvelle terre promise de la drague et royaume de la dopamine et de l’approbation sociale, Instagram est-il vraiment un espace propice à l’amour ?

Je me pensais exclue de l’amour sur Instagram. Avant 2020, cet empire de la séduction massive me faisait peur, un peu comme les clubs queers surpeuplés où tout peut vite paraître hypersexualisé. Jusqu’à ce que ma copine me fasse remarquer que c’est précisément sur Instagram que nous avons repris contact après notre première rencontre. Que c’est sur Instagram que j’ai contemplé en boucle des vidéos d’elle. Que, sans m’en rendre compte, moi aussi, j’avais pratiqué le stalking pour en savoir plus sur elle.

Instagram n’est pas un réseau de rencontres. Pour Noémie*, c’est un lieu de drague permanente et subtile. Elle a régulièrement trouvé des partenaires parmi les milliers de followers de son compte. Journaliste, elle a aussi pas mal réfléchi aux amours virtuelles, qui sont pour elle un terrain d’étude fascinant.

“Sur Instagram, l’expérience de la séduction est presque complète. Les images alimentent le songe, la rêverie. Les stories nous permettent de pénétrer l’intimité de quelqu’un et le/la penser accessible. Les messages et les commentaires créent des moments privilégiés où l’on se sent unique au monde pour l’autre. Avoir un vrai crush sur Instagram n’a rien d’absurde. Tout est fait pour”, explique-t-elle.

Finalement, pourquoi serait-il mauvais de vivre dans un monde de séduction constante ? Ne serait-il pas plus simple de laisser aux algorithmes le soin de nous faire “matcher” ? Sauf que l’épisode 5 de la quatrième saison de Black Mirror continue de me hanter. Dans celui-ci, une application nommée Coach prend en charge tous les aspects de la vie amoureuse des candidat.e.s. Elle calibre même la durée des relations, dévoilée à l’avance. Personne ne s’y oppose sauf un couple qui tente de faire bugger l’appli et contrer le destin que Coach leur réserve. Ironie de l’histoire, même leur rébellion avait été prévue par l’algorithme…

Ghosting et descente de dopamine

Car cette drague permanente à base de petits cœurs peut aussi faire souffrir. “Tu vois ce que c’est un Instagram heartbreak ?” me demande Noémie. “C’est quand tu te fais ghoster sur Instagram, quand la personne avec qui tu avais commencé une connexion virtuelle ne regarde plus tes stories et qu’elle ne like plus tes posts. Quand tu te rends compte que, pour une raison X ou Y, ton pouvoir érotique auprès d’elle s’est affaibli.”

Physiquement, cette sensation de “heartbreak” virtuel correspond à la baisse soudaine de dopamine, l’hormone du plaisir, dans notre corps. “C’est sur l’activation du système de récompense et de décharge de dopamine que les applications de rencontres et les réseaux sociaux sont fondés. Leur fonctionnement vient réveiller chez nous notre besoin de validation, encore et encore. Le design addictif et simple parachève tout cela”, confirme Judith Duportail, journaliste et autrice de L’Amour sous algorithme, incontournable étude à la première personne disséquant le fonctionnement de Tinder.

On peut donc considérer Instagram comme un immense supermarché dedopamine. Subtilement, il nous introduit dans un royaume où le consensus, l’approbation, l’amour des autres sont la monnaie d’échange. Plus on en récolte, plus on grimpe dans l’échelle sociale numérique. En ce sens, l’amour, reçu ou apporté, ne serait rien d’autre qu’une négociation permanente avec un nouveau dealer.

Bien souvent, je me dis que le premier réflexe que nous avons quand nous nous sentons invalidé.e.s, rejeté.e.s ou abandonné.e..s, c’est de se rendre sur des applis. La recherche effrénée de dopamine et l’idée de regagner de l’estime de soi grâce à Instagram ou Tinder me semble très connectée à la manière dont nous vivons l’amour aujourd’hui. Comme dans un jeu vidéo, je ne veux pas perdre de points, alors je tente d’en regagner grâce aux algorithmes. Pour me sentir comblée. Et peut-être aussi pour me sentir en apparence moins seule.

Émile*, jeune homme trans, me fait part de son expérience douloureuse sur Instagram. Après la fermeture des endroits nocturnes de sa ville, il n’y avait plus que les applis pour sociabiliser en 2020. Le milieu queer semblait mort et avec lui tous les espaces de rencontre et d’échange. Son temps passé sur Instagram a décuplé. “Je ne me sentais jamais vraiment seul. Mais je l’étais complètement. J’étais tributaire de l’affection que mes followers voulaient bien m’accorder”, me dit-il avec une légère amertume.

Instagram > Tinder

Judith Duportail ne réfute pas l’idée que l’amour puisse se trouver sur Internet,même si la nature de ces applis biaise très souvent les choses. En effet, on n’est jamais deux lorsque l’on se rencontre sur un réseau social : il y a aussi l’algorithme. Pour elle, si, sur Tinder, tout mystère est annihilé et les usagers.ères savent exactement pourquoi iels sont sur l’application, sur Instagram, les pistes sont brouillées. Et c’est ce qui fait son succès en tant qu’appli pour draguer.

La ruse de ce réseau est précisément de ne pas avoir un fonctionnement aussi simpliste que le swipe left/swipe right. Sa multidimensionnalité fait d’Instagram un parfait terrain de jeu de séduction : ses zones publiques et ses recoins cachés, sa vie sociale et ses conversations intimes. Sa structure même encourage les usagers.ères à prolonger leur présence en ligne, en tombant dans les travers de l’application et en boostant encore plus leur sentiment de dépendance.

Judith me surprend avec une information de taille : les relations nées sur les réseaux sont généralement plus durables que celles nées IRL. Dans l’épisode 5/5  de son “Bilan du dating” publié sur Instagram fin 2020, elle explique : “Je termine ce bilan par une bonne nouvelle. Si vous construisez une relation avec quelqu’un qui vous plaît sur une app, elle a des chances de durer plus longtemps qu’une relation hors app. C’est ce que montrent les études. […] Les spécialistes pensent que c’est parce que les membres du couple se sont choisis sur des critères plus précis et se correspondent mieux. Moi, je pense qu’une fois qu’on a surmonté la jungle du dating, on peut traverser toutes les épreuves !”

Des centaines de kilomètres de messages

Georges* et Mia* se sont rencontré.e.s sur Instagram pendant le premier confinement, me raconte Georges au détour de l’une des rares soirées auxquelles j’ai pu participer l’année dernière. C’est d’abord en répondant à leurs stories que les deux se sont rapprochés. D’une voix émue, Georges m’explique à quel point cette rencontre fut mystique. Quelque chose de l’ordre de la télépathie s’est instauré entre les deux. Lentement, au cours de quatre mois de réclusion et de peur de l’avenir, se sont construites les prémices d’une romance qui dure encore aujourd’hui. Quand Georges me dévoile des bribes de leurs échanges, soigneusement archivés sur son ordinateur, j’ai l’impression de relire la correspondance entre Virginia Woolf et Vita Sackville-West.

“Nous avons bâti une mémoire commune. Des centaines de kilomètres de messages, une playlist qui fait plusieurs heures, des photos dont nous seul.e.s connaissons les secrets, poursuit-il. Je ne peux pas expliquer l’émotion quand j’ai entendu la voix de Mia pour la première fois dans une note vocale. Elle était parfaite. Je ne sais pas comment dire… Elle correspondait pleinement à tout ce que j’ai pu comprendre depuis son compte Instagram.”

Les deux décident de se rencontrer pendant l’été – Mia ne vit pas en France – dans une ville neutre, Rome, et découvrent ainsi la dernière dimension qu’Instagram ne pouvait pas leur apporter : le corps. Georges et Mia, algorithmes ou pas, ont construit un univers de références communes d’une profondeur sublime. Je repense aux mots de Judith : Internet peut aussi être un espace de liberté inouï. Partager sons et images, mots et voix, contribue à retrouver le mystère amoureux au sein d’un monde de plus en plus polarisé et binaire. Les amours virtuelles ont la capacité de réenchanter le réel, précisément car elles ne le sont pas. Du moins au début.

Si l’amour sur Instagram est de l’ordre du possible, ce réseau reste une zone de liberté conditionnelle où les émotions sont démultipliées sur une durée très restreinte. Être conscient de ces mécanismes semble nécessaire pour en faire un espace d’acceptation et pour que les romances ne durent pas que le temps d’une story.

* Tous les prénoms ont été changés

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