Cure et care : Damon Baker et la sobriété comme engagement
Le photographe iconique est sobre depuis un an, anniversaire qu’il célèbre par son combat 3.0 contre les addictions et pour la visibilisation de la santé mentale.
Le photographe iconique est sobre depuis un an, anniversaire qu’il célèbre par son combat 3.0 contre les addictions et pour la visibilisation de la santé mentale.
Måneskin, Yungblud, Post Malone, Sydney Sweeney : cela fait des années qu’underworld et intelligentsia défilent devant l’objectif du photographe Damon Baker. Mais ce n’est pas tout ce qui habite le Britannique de 29 ans en ce moment : il célèbre le premier anniversaire de sa sobriété. Une lutte contre l’addiction qu’il documente sur son compte Instagram à travers des autoportraits, des prises de parole honnêtes, des ressentis fragiles.
Comme sa bio l’annonce, il se propose d’offrir un “un safe space pour l’acceptation de la santé mentale, des addictions, et la liberté créative”, avec des posts qui côtoient son quotidien de photographe international. Une approche qui fait de lui le nouvel ambassadeur alternatif de la sobriété qu’il me fallait – et dont j’aurais eu besoin plus tôt.
Alors, avant de me plonger dans une discussion avec Damon sur ce premier tour de globe clean, je vais, comme il l’encourage dans sa démarche, te dire quelques mots sur mon propre rapport à la dépendance. Cela fait deux ans que j’ai choisi de rayer toute consommation de ma vie, après plus de vingt ans de montagnes russes et un séjour hospitalier. Aujourd’hui, j’ai un tatouage du mot sobre sur le bras gauche – en lettres Barbie – signé par le it-tattoo artist et adelphe de soberness, Kavehrne. En l’inscrivant sur ma peau, ce parcours-fait-trait a rejoint mon corps ailleurs que par la consommation.
Il a aussi libéré ma parole autour de quelque chose que je n’avais eu aucun mal à cacher. Enfant, j’avais une peur bleue de mentir, persuadée que ma mère pouvait fouiller dans mon esprit à tout instant. Culpabilité absolue à l’exception de ce que j’ingérais – qui me rendait assez forte pour lui tenir tête. D’abord, c’était des excès stupéfiants de nourriture, puis rapidement des médocs dénichés en tout genre. Ensuite ? Un tourbillon de plaquettes, flacons, pochons, dissimulés dans des taies d’oreiller, des doublures de manteau, scotchés à l’arrière de posters. Être high en silence était mon seul vrai jardin secret. Une porte enfin fermée, une passion sulfureuse. Tête pensante et pansante, chaque substance m’apportait un sens d’harmonie qui ne dépendait pas du regard externe. Pulsion, épaule, fusion – le mensonge était devenu la condition même de notre complicité.
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De l’autre côté du miroir, plus personne ne me croyait. Les appels à l’aide comme les appels de phares étaient accueillis d’un revers de la main : encore un caprice, du chantage, de la manipulation.
Ce qui n’aidait pas – et c’est là où Damon intervient –, c’est que cette rébellion trouvait écho dans une idée de dissidence plus large. J’admirais Amy Winehouse et Janis Joplin, ayant tristement rejoint the infamous “27 club” en référence à leur âge de décès. La défonce de ces outcasts périlleuses et merveilleuses, mise en lumière par des médias voyeuristes, racontait, aussi, des féminités antisystèmes. Aujourd’hui, Damon actualise un pendant punk dit “straight edge”, pour qui la radicalité est logée dans le refus de toute substance. La sobriété, avec ses courbatures de l’esprit et ses boucles à l’infini, serait le dernier middle finger à envoyer à une société de – justement – consommation. Faire corps pour donner du care : il rappelle l’importance d’une représentation doublée de prises de parole pour déjouer ce que la culture produit puis stigmatise.
Lisible, visible, audible : ces outils sont nécessaires pour accompagner le travail contre-intuitif qu’est la sobriété. Ne jamais cesser de prévenir les rechutes, tapies, toujours, en clair-obscur et demi-sommeil. Nourrir, contre vents et marées, la croyance en sa propre métamorphose.
De fil en exil, je sais aujourd’hui que mon dernier voyage était déjà là, sous mon nez : savoir et surtout pouvoir abandonner le corps malade. Et, enfin, put to bed and to sleep ce statut de sel tant chéri.
Rentrons dans le vif du sujet : cela fait un an que tu es sorti de rehab, comment en es-tu arrivé là ?
Je vivais à Los Angeles pendant la pandémie et ça n’allait pas fort. J’avais besoin et je voulais de l’aide, plus que tout, mais je ne savais pas vers qui ou quoi me tourner. Je souffrais principalement d’addiction à l’alcool, ce qui ouvrait la porte à beaucoup d’autres drogues, mais la racine de tout était la boisson.
Je ne le savais pas encore, mais je souffrais de codépendance, de ne pas savoir comment être seul, avec soi-même, je n’étais pas équipé pour gérer ce genre d’émotion sobre. Je suis rentré en cure pour tout. C’était une cure de vie, pour adresser toutes mes mécaniques d’autosabotage, et aussi trouver du réconfort et de l’écoute à travers ce processus.
Je n’avais jamais pris ce genre de temps pour moi : je travaille depuis mes 17 ans, et pour la première fois, là, en clinique, j’avais un emploi du temps pour me concentrer sur moi-même, apprendre sur mes propres fonctionnements. J’ai découvert comment fonctionnait l’addiction, combien celle-ci peut te consommer, la psychologie derrière, les jeux que joue ton cerveau. J’ai découvert l’enracinement dès l’enfance de ce genre de mécanisme. Je suis de culture britannique et j’ai toujours vu les gens boire autour de moi, à chaque bon et mauvais moment de la vie : ça accompagnait et ponctuait tout, et je ne connaissais que ça.
Comment est-ce que ça a dégringolé ?
J’étais arrivé au stade où je sortais boire des coups et je commandais immédiatement deux verres de vin, que je buvais d’une traite. Ce n’est qu’une fois que je commençais à sentir l’effet de l’alcool que je sentais enfin un calme intérieur. Rapidement, j’avais juste hâte de continuer à faire ça seul, d’être dans mon monde, en paix. Mes ami.e.s ont commencé à s’inquiéter mais je leur ai tout nié. Je ne voulais pas de cette responsabilité, j’étais dans un état d’autosabotage constant. Et ça a même touché le travail : d’habitude, être en plateau, prêt à shooter, ça me suffit, mais j’ai lentement remarqué que j’avais envie de boire avant de commencer. Je n’en avais pas besoin jusque-là, ma pratique m’apportait une complétude et pourtant, soudain, l’alcool voulait s’immiscer là également.
Une nuit particulièrement triste, je sais que je me suis poussé trop loin : j’en ai fait trop et je ne m’inquiétais plus des répercussions, même les pires. Il y avait plein de drogues, j’avais bu, j’ai commencé à tout prendre, je savais que c’était dangereux et je m’en moquais, je me disais que la vie touchait à sa fin et que ça m’allait, que j’avais vu ce qu’il y avait à voir. Et quand je suis finalement sorti de ce “binge”, j’ai su que je ne voulais plus jamais ressentir ça. Alors je me suis inscrit moi-même en rehab.
C’est terrible de se voir changer, devenir un.e mauvais.e ami.e aussi…
Oui, il y a un effet boule de neige : soudain, j’avais blessé tous.tes mes ami.e.s, iels souffraient de me voir souffrir et de ne pas pouvoir m’aider. Quand tu souffres d’addiction, tu deviens égoïste, même face aux gens qui t’aiment le plus. Et puis, je déteste que ça ait tant approché ma force créative qui me sauvait habituellement – j’ai l’impression de l’avoir échappé belle !
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La narration dans laquelle s’inscrit l’addiction joue aussi, je trouve, qu’en penses-tu ?
Oui, il y a toujours l’histoire de rébellion que tu te racontes, qui assez immature finalement. J’ai eu du mal à trouver des narrations positives des “happily ever after”, elles manquent au paysage culturel et créatif. Il y a quelques documentaires sur Amy, Kurt, qui sont des histoires terribles d’artistes torturé.e.s, et ça me fait de la peine de savoir que j’avais, quelque part, choisi ce récit. Oui, je suis un artiste torturé, et c’est douloureux, et le plus douloureux est justement le travail qu’est la sobriété, d’écouter sa propre vérité, se prendre enfin en main. Mais aujourd’hui, je suis plus créatif, je n’ai plus besoin de faire ça depuis une darkness, j’écris mon journal tous les jours, je m’écoute et cette douleur, ce parcours, rejoint précisément celle de l’artiste que je suis.
Comment gères-tu la vie au quotidien, si tu étais habitué aux sensations fortes ?
Bonne question, c’est vrai que la vie est devenue un peu boring (rire), mais à l’intérieur de ce nouvel ennui, je trouve une certaine paix, un calme. J’avais l’habitude de montées, d’extrêmes, d’émotions très fortes, et maintenant, je suis chez moi avec moi-même et j’apprends à écouter, à vivre comme ça. C’est une découverte aussi, un apprentissage, une maturité.
Et les émotions négatives, habituellement calmées par les substances ?
J’essaye de me détendre, de calmer mon cerveau qui part en boucle. Je ressens souvent de la panique hypocondriaque, j’ai des palpitations et je peux déclencher cela tout seul. Alors j’essaye de bouger, d’accepter et de nommer ce qui se passe. Et puis j’essaye graduellement de méditer, je découvre ma propre spiritualité, ce qui est un art et un savoir ; je canalise l’adrénaline de la créativité. J’accepte la paresse, la lenteur, je lis, j’écris. Le restant de ma vie est devant moi ! Aujourd’hui, ça fait un an, et je peux dire que mes émotions, toutes, méritent d’exister. Il faut se débarrasser de la honte. J’ai évidemment des flash-back de moments gênants, mais j’ai pris l’espace et le temps d’en parler à mes proches, qui sont là. Les gens sont prêts à écouter si tu veux t’améliorer. Changer et devenir sobre est une des choses les plus courageuses que tu puisses faire.
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Comment se passe ta vie sociale, qui est chargée ?
Douze heures après ma sortie de rehab, je dansais, sobre, en tenue pailletée ! Mes conversations sont devenues plus profondes, plus intéressantes, j’ai des meilleures connexions avec les gens. Aussi, je ne m’impose pas de rester tard, de ne pas laisser mes ami.e.s derrière moi en soirée, ce déclic est important à prendre : avoir l’option de partir à tout instant, ne jamais se sentir coincé.e où que ce soit.
Tu partages aussi beaucoup sur Instagram, ça fait partie du processus ?
Oui, ce n’est pas planifié, je raconte ce que je ressens sur la plateforme. On est plusieurs en fait, il y a aussi mon amie Lucy Hale qui parle de sa sobriété sur ses réseaux ! J’aimerais aider à faire tomber le stigmate de ce qui est attendu d’une personne créative, d’insérer sa guérison dans une nouvelle narration. Ces moments, ces émotions, ces souvenirs me servent à nourrir mon art jusqu’à aujourd’hui – et les montées et les descentes que j’ai pu vivre sont illustrées dans mes photos. Mais aujourd’hui, j’ai arrêté de m’anesthésier à tout prix.
J’ai gardé ça de ma cure de désintox : on passait beaucoup de temps assis.es ensemble, à partager nos parcours, ce qu’on ressentait, et j’ai voulu continuer à le faire ici, parler et qu’on me parle aussi.
Que gardes-tu de cet apprentissage sur toi ?
C’est avant tout une histoire de survie, qui commence en enfance et qui a frôlé la tragédie, et qui a droit à son happy ending. Je veux voir plus de récits héroïques, même de soi à soi-même, et en entendre autant.