LE TORSECORE EST-IL À BANNIR CET ÉTÉ ?
Spoiler alert : oui.
Spoiler alert : oui.
Déjà, posons les bases. Sont exclues de ce papier les soirées où les corps sont pensés comme safe, queer, libérés, désinhibés- souvent LGBTQIA+ – what surprise. Or not – où le torse (et le reste) devient une extension de la liberté d’être. Là, respect. Ces espaces sont précieux, pensés avec attention, traversés par des codes, une écoute, une attention à l’autre. On y dénude son corps en confiance. Le torse y est politique aussi, mais dans l’autre sens- il défie les normes, les genres, les injonctions, et participe d’un imaginaire collectif où chacun·e se réapproprie son corps. Mais on ne parle pas ici de ces espaces.
On parle ici des autres : des festivals mainstream, des open airs, des teufs du samedi soir, où deux camps se dessinent très vite. Ceux qui ressentent le besoin viscéral de tomber le haut. Et ceux qui le subissent.
Et souvent au pire moment : quand la foule est dense, que tu es en train de communier avec ton artiste préféré, collé-serré dans la fosse, déjà trempé de ta propre sueur- et que soudain, tu glisses sur celle de ton voisin. Littéralement. Aucun fantasme à l’horizon : personne n’a jamais confondu les pectoraux de Michel avec une invitation à danser. Ils sont juste là, humides, imposés à ta rétine et à ton odorat.
Mais pourquoi ce strip-tease automatique dès minuit passé ?
“Il fait chaud. Je suis à fond. J’oublie tout le monde. Il n’y a plus que moi et le son. C’est bizarre, mais ça me défoule”, confie Louis, 32 ans, torsecoreur assumé. Un autre va plus loin : “Il y a des soirs où j’ai même brûlé ce que j’ai enlevé. T-shirt, caleçon… tout. Dès qu’il y a un briquet, ça y passe. Je suis un peu pyromane. Et un peu exhibitionniste aussi.” Voilà.
Le torse, un privilège genré
Que révèle ce besoin irrépressible ? À y regarder de plus près, un détail ne trompe pas : les femmes, elles, gardent le haut. Non par pudeur soudaine ou respect des convenances, mais parce que leur nudité, elle, reste taboue. “Cachez ces seins que je ne saurais voir” : la sentence reste la même, même sur fond de BPM. Là où les torses masculins s’exhibent sans sommation, la gente féminine, elle, reste condamnée à subir cette semi-nudité en sueur, parfois un peu gênante, souvent imposée. Là où les torses masculins s’exhibent sans sommation, les corps féminins restent contenus, surveillés, contraints
Pour Mathilde Carton, journaliste spécialisée en pop culture et autrice de « Riot Grrrl », ce phénomène, en apparence anecdotique, dit beaucoup de notre société. “Il y a plusieurs couches à analyser. D’abord, l’occupation et la domination de l’espace public par les corps masculins est quelque chose d’historique et de profondément politique. Ce n’est pas juste une question de confort thermique : c’est une manière de s’imposer, d’occuper la scène- au sens propre.” Les corps masculins, eux, s’étendent, s’étalent, prennent leurs aises. Les corps féminins, eux, restent contenus, surveillés, silencieux.
Mais ce n’est pas tout. Selon elle, le dancefloor – ou la fosse, ou le centre de la teuf – devient aussi un rare territoire de “connexion physique légitime” entre hommes. “C’est un des seuls endroits où les corps peuvent se toucher, s’enlacer, se heurter, sans que cela soit perçu comme suspect. Il y a une forme de permission tacite, un moment suspendu où l’hétérosexualité dominante peut relâcher sa garde (dans les clichés alphas) .” La nudité partielle devient alors un outil de relâchement, un exutoire, parfois même un sas de tendresse déguisée. La sueur comme liant affectif. Le torse comme totem de camaraderie.
Enfin, il y a ce besoin de domination, plus brut, plus animal. Se montrer, briller, exister. Faire le coq quand l’excitation monte. “Il y a une vraie dimension performative dans ce geste : ce n’est pas seulement ‘j’ai chaud’, c’est aussi ‘regardez-moi’. Et c’est là que le torse devient un objet politique à part entière, un marqueur de genre, de pouvoir, d’audace.”
Danser, c’est politique
Et puis, il y a les Gormiti. Ces torses nus bodybuildés qui surgissent en bande dans les teufs techno, particulièrement repérés à Paris, du côté de La Villette ou du Kilomètre 25. Drapeaux français à la main, visages cagoulés, attitude conquérante : on est loin du simple excès de sueur. Là, le torse nu devient manifeste- une façon de marquer le territoire, d’imposer un idéal de virilité musclée, parfois aux relents nationalistes. Ces “go muscu”, comme les surnomment les fêtards, n’hésitent pas à intimider, bousculer, voire verbaliser leur mépris. Ce que certains décrivaient comme une danse de la liberté devient ici un exercice de domination collective, un happening mascu où la sueur se mêle au culte du corps et à l’appropriation d’un espace censé être safe, mixte et joyeux. Le torse n’est plus seulement un torse : c’est un drapeau.
Alors non, le torsecore n’est pas juste une question de météo ou de moiteur. C’est un symptôme. Une manifestation sociale parmi d’autres, qui cristallise nos déséquilibres, nos limites, nos contradictions. Rien d’étonnant, au fond, à ce que la piste de danse soit politique. Elle condense nos désirs, nos peurs, nos rapports aux autres. Alors la prochaine fois que Michel tombe le haut et fait tournoyer son t-shirt comme un drapeau de guerre, demande-toi : est-ce vraiment la chaleur ? Ou juste une autre façon d’affirmer, encore une fois, qui a le droit d’être libre. Et surtout, nu.