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J’ai décidé d’être casual sur Instagram – et on m’a déjà unfollow

Le ridicule ne tue pas, il paraît même que cela rapporte des followers. Sur Instagram, le mouvement casual, prônant une esthétique spontanée à l’encontre des images policées, gagne les célébrités les plus suivies. Une authentique rébellion contre l’injonction à la perfection ?

Les images floutées de Dua Lipa dansant avec ses besties, les selfies contre-plongée du visage d’Angèle sans make-up et trempé par la pluie, ou encore les portraits de Bella Hadid, pupilles rougies par les flashs : les stars renoncent à prendre part à la manufacture de la perfection. Les voici naturelles et fougueuses, devant leurs millions d’abonnés. A-t-on ligoté les community managers ?

Depuis quelques mois, une vague de “photo dumps” – soit un déroulé de multiples images sans lien explicite – envahit les comptes de 24kGoldn, Kendall Jenner ou Olivia Rodrigo. Gros plan sur des sandwichs, selfie miroir avec portable apparent et chien mignon s’y articulent dans un flot aléatoire. Bienvenue dans la version dite casual d’Instagram, une nouvelle machine simulant la “vie simple” 4.0.

 

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Je n’aime pas poser. Je ne comprends pas ce que je dois faire face à un appareil photo. Je rentre machinalement mes épaules, cligne d’un œil et pince mes lèvres. Rien n’est exploitable. Le casual Instagram sera-t-il ma délivrance ? L’exercice ne m’est pas étranger. Je le pratiquais sans le savoir en 2014, alors que j’adoptais l’application. Gâteau de crêpes en forme de tortue, selfie à la Fête de l’Huma et photo avec le chat : encore étudiante, je postais sans réfléchir, articulant les hashtags sans sens dans une course effrénée à l’image la plus étrange.

Nihiliste, inconséquente, j’ai compris au fil des années que mon compte public participait à forger des représentations. J’ai abandonné mes effronteries ados attardées et mon côté artiste post-média du dimanche pour partager mon travail. Il fallait mûrir, et cette option me semblait préférable au rôle de Parisienne chic partageant en story ses lectures de Sartre, ou de la yoga girl à l’impeccable ceinture abdominale. Assurément, mon choix était moins vendeur. Tant pis pour les followers et promesses de sponsoring.

Une demi-décennie plus tard, épouser à nouveau l’esthétique casual me démange. Après 40 minutes et une cinquantaine de selfies floutés dans ma salle de bains, j’ai essayé et j’ai abdiqué. Prendre une photo floue propre, ça ne s’invente pas. Mais il y a pire encore. Au fur et à mesure des flashs, je me rendais compte du privilège exigé par l’exercice. Là, dans mon appartement parisien, avec mon boulot de plus en plus fixe et ma silhouette svelte, il est facile de sélectionner et partager une image prise de façon “spontanée”. Tout rend plutôt bien. Si ce style célébrant l’impromptu s’assimile à un mouvement de résistance esthétique critique à la perfection, il repose sur une forme de privilège.

Ces images ont aussi une fonction de mise en scène et rappellent, à bien des égards, les photographies des albums de famille, où les images banales servent par ailleurs à démentir la complexité de la vie familiale ou en communauté.

Élan critique contre l’Instagram business

Au début, tout semblait des plus prometteurs. Le mouvement casual Instagram était une pratique d’initiés anonymes fatigués des logiques plastiques régnant sur la plateforme. Nous étions en 2018 et le hashtag #makeinstagramcasualagain était le slogan d’une génération combattant l’algorithme, en quête d’un remède anti-corps blanc cis et ferme, s’alarmant contre les bibliothèques d’apparat trop rangées et les bagels parfaitement beurrés.

À l’époque, les ressorts du business des influenceur.se.s ne dupaient plus personne et devaient être déconstruits. Le magazine business Forbes associait Instagram à l’eldorado de l’entrepreneuriat, où s’épanouissaient des jeunes devenus des marques à part entière. Le ridicule des manœuvres de certain.e.s était dévoilé en 2021 dans le documentaire Fake Famous produit par la chaîne américaine HBO montrant, entre autres, les faux jets mis à disposition des instagrammeur.se.s pour prétendre à la vie luxueuse de Kylie Jenner le temps d’une story.

La machine était devenue folle. Instagram n’était plus un lieu de rencontre et d’amusement, mais de business H24, 7 jours sur 7, peuplé d’élu.e.s jeunes, minces, en bonne santé. Les tutos pour gagner des followers se multipliaient tout comme les mèmes les parodiant. Résultat ? Une esthétique schizophrène, mêlant comptes ironiques et troupeaux d’influenceur.se.s aux silhouettes similaires. Les stories truffées de publicités symbolisaient alors la victoire de l’ostentatoire et d’une vie de loisirs sans faille. Alors le casual est arrivé comme une bouffée d’air frais – une solution médiane. Rapidement, un demi-million de posts sont partagés sur Instagram. Sur le forum Reddit, certain.e.s s’indignent : “Qui veut encore regarder des voyages dans des hôtels de luxe ? Marre des images parfaites construites pour l’algorithme. C’est déprimant. Retour à l’Instagram vielle école où je partageais mon Starbucks et mes prises de vues débiles.”

Selon la sociologue des médias Kim Barbour, la fonction de l’esthétique casual a été centrale dans le maintien des liens pendant les confinements à répétition : “Plutôt que d’être destinée à être désirable ou à attirer l’attention par l’étalage du luxe, l’esthétique casual est un style qui peut être compris comme la réponse photographique à la question ‘Que faites-vous en ce moment ?’, qui était centrale dans les communications interpersonnelles pendant le confinement. Ces images ont aussi une fonction de mise en scène et rappellent, à bien des égards, les photographies des albums de famille, où les images banales servent par ailleurs à démentir la complexité de la vie familiale ou en communauté.”

Gloire et mort de #casualinstagram – ou la plus grosse supercherie du siècle

Rapidement, cette esthétique du désordre s’ordonne et trouve ses vedettes, à l’instar d’Emma Chamberlain. 14 millions d’abonné.e.s peuvent suivre ses escapades à la montagne, liker ses images de fin de dîner et selfies mal cadrés. Pas de pose, pas d’hôtels luxueux et une bonne dose de photos “lol”. Pourtant, en octobre dernier, la jeune fille mince, aux grands yeux bleus façon poupée de porcelaine, grimpait les marches du prestigieux MET Gala entourée des plus grandes célébrités. Le casual avait fait d’elle une star. Chamberlain devenait une marque. Le casual sonnait-il son glas ?

Sur TikTok, les commentaires fourmillent et, bientôt, s’unissent et grondent. Fin décembre, @chrisidek obtient un million de vues en imaginant les plaintes d’une influenceuse obligée d’apprendre à parfaire l’art de l’image prise “par accident”. La vidéo ironique du préadolescent est suivie par celle tout aussi virale de @cozyakii – soit Akili, étudiant en troisième année de communication dans l’Illinois : “J’ai été très surpris par le succès de ma vidéo ! Beaucoup de gens ont parlé du fait qu’ils se sentaient encore plus stressés en prétendant être casual sur Instagram. Ce style de post est beaucoup plus difficile à parfaire. C’est finalement assez ironique”, explique-t-il.

En quelque mois, le casual a glissé d’une poche underground au remède anti-backlash des stars, dont les contenus luxueux indécents ont sérieusement été remis en cause pendant le confinement. Alors qu’en mars 2020, le New York Times titrait “La culture de la célébrité brûle”, Kourtney, la plus “posh” de l’empire médiatique Kardashian, optait pour une image de profil les yeux semi-ouverts. Le casual Instagram serait-il la plus grosse supercherie des célébrités depuis le confinement ?

 

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Simultanément, le casual et sa critique triomphent. Cette réflexivité fait l’objet de millions de partages, soulignant l’intelligence des utilisateur.rice.s des réseaux sociaux.

La vérité sur Instagram ? Il faut la chercher ailleurs !

Dans sa vidéo aux 40 000 likes, Akili décrypte les ficelles de cette esthétique en précisant qu’elle ne doit pas être enrayée : “En Amérique, nous vivons dans un monde de post-vérité. Avec la montée de la chirurgie plastique, des filtres, de Facetune (application qui promet de ressembler à une star d’Hollywood, ndlr) et un manque croissant de confiance dans les principales sources d’information, les Américains ne savent plus vraiment ce qui est vrai et ce qui est faux. Mais en tant qu’humains, nous cherchons et voulons savoir ce qui est réel. C’est un moyen de mieux comprendre la société qui nous entoure mais aussi de nous comprendre nous-mêmes. Le casual Instagram peut remplir cette fonction”, commente le jeune garçon.

La recherche de vérité ne rime pas avec naïveté. Il serait erroné pour les commentateur.rice.s de TikTok de réduire les capacités critiques des utilisateur.rice.s quant aux contenus numériques qu’iels adoptent et nourrissent. Selon l’expert du luxe Éric Briones, coauteur de Le Choc Z : La génération Z, une révolution pour le luxe, la mode et beauté, il s’agit d’une expression de la métamodernité caractérisant la société contemporaine. “Il s’agit du triomphe du ‘en même temps’. Une oscillation entre les contraires qui s’opère naturellement et sans contradiction. Le casual ne signe pas la mort des esthétiques flamboyantes et codées : elles coexistent.”

Alors, que vous soyez plutôt style Nabilla posant en bikini sur une plage de sable fin ou faussement fouilli.e comme Emma Chamberlain, tout est le fruit de sélections, et de choix. L’esthétique, et la mise en récit Instagram que l’on adopte, agit comme un vêtement entre soi et les autres – un filtre entre nous et le monde. Sur les réseaux, rien n’est intime, mais pour autant, rien n’est mensonge. Comme le rappelle Akili dans sa vidéo, “on sait bien que tout sur Instagram est bullshit, mais on accepte tous d’y croire et de suspendre notre entendement”. Simultanément, le casual et sa critique triomphent. Cette réflexivité fait l’objet de millions de partages, soulignant l’intelligence des utilisateur.rice.s des réseaux sociaux.

De mon côté, je ne peux m’empêcher de repenser à ma salle de bains et ces flashs dans ma quête avortée du casual parfait. Si j’ai l’air “bizarre” en ligne, je ne risque pas grand-chose. J’ai des privilèges – le lieu où j’habite, le milieu dans lequel je travaille… Si une fille montre ses bourrelets, elle continuera de subir des micro-agressions quotidiennes dans la rue. Si un paysan fait une story avec son élevage, il pourra être qualifié de “plouc”… La liste est longue et soulève d’autres questionnements. Car dans le game du casual, tout le monde ne joue pas avec les mêmes cartes.

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