Dans la nuit du 25 au 26 octobre 2025, à 2h30 du matin précisément, quelque chose d’inimaginable s’est produit au Club Beaubourg. Thomas Bangalter, l’une des deux moitiés légendaires de Daft Punk, est apparu sans masque derrière les platines pour son premier DJ set depuis seize ans. Le visage découvert, le sourire aux lèvres, il a rejoint Fred Again.., Pedro Winter (Busy P) et Erol Alkan dans un back-to-back historique qui restera gravé dans les annales de la musique électronique française. Lorsque la voix de Jacques Chirac s’est élevée dans les enceintes, récitant son discours d’inauguration du Centre Pompidou de 1977, la foule a compris : ce moment était bien plus qu’un simple set. C’était un acte d’amour, un retour aux sources, une boucle qui se referme.
« Thomas m’a dit dans l’ascenseur, en descendant vers la scène, que c’était dans ce bâtiment en 1992 qu’il était tombé amoureux de la musique électronique pour la première fois », a confié Fred Again.. sur Instagram, encore ému. « Il m’a aussi dit qu’il n’avait pas fait de vrai set sans son masque depuis 24 ans. Je ne savais pas quoi répondre à ces deux révélations. Et je ne le sais toujours pas. »
Ce moment magique, improbable, parfait résume à lui seul l’esprit de Because Beaubourg, la plus grande fête jamais organisée au Centre Pompidou. Les 24 et 25 octobre, le musée iconique de Paris s’est offert un baroud d’honneur titanesque avant sa fermeture pour cinq ans de rénovation. Conçu avec le label indépendant Because Music qui célébrait ses vingt ans, l’événement a métamorphosé les huit niveaux du bâtiment signé Piano et Rogers en un labyrinthe sonore où se sont entremêlés concerts, performances, installations immersives et clubbing jusqu’à l’aube.
UN BUILDING TOUT ENTIER TRANSFORMÉ EN DANCEFLOOR
Dès 11 heures le vendredi matin, le Centre Pompidou ouvrait ses portes gratuitement au public, dévoilant une programmation vertigineuse. Au niveau 2, les visiteurs découvraient CAMERA / MAN, l’installation contemplative de Thomas Bangalter- compositeur et occasionnellement chef-opérateur- qui présentait deux prises de vue séparées de 19 ans, questionnant notre rapport à la réalité à l’ère des images générées sans caméra. Juste à côté, IRIS AUGMENTED : A Space Opera by Justice plongeait les spectateurs dans une expérience sensorielle totale, une projection immersive du film musical du duo électronique français, repensée spécialement pour l’événement.
Au niveau 4, Shygirl proposait ALIAS: A Sensory Exploration, marquant les cinq ans de son EP éponyme à travers des installations inspirées du corps où se mêlaient anatomie, son et mémoire. Dans une autre salle, Shay invitait à traverser son univers avec le Jolie Garce Club, installation immersive retraçant son parcours à travers clips, performances et objets iconiques. Plus loin, A.P.C. organisait un workshop singulier où Jean Touitou, le fondateur de la marque, invitait le public à personnaliser des t-shirts avec peintures et splash de couleur – un clin d’œil à Joseph Beuys, figure tutélaire pour qui le créateur voue une admiration sans bornes.
Mais c’est au niveau 6, sur le rooftop avec la plus belle vue de Paris, que la magie opérait vraiment. La Main Jaune, légendaire discothèque roller des années 80, avait reconverti l’espace en Roller Disco, prêtant gratuitement des patins adidas Originals à qui voulait slalomer entre art et musique sur fond de DJ sets endiablés. « C’est complètement dingue ! » s’exclamait Éliot, 23 ans, en coloriant une fresque participative signée Guillaume & Laurie au niveau 4. « Je voulais vivre ça une dernière fois avant la fermeture. C’est comme si tout Beaubourg devenait notre terrain de jeu. »
DES LINE-UPS QUI FONT RÊVER LA PLANÈTE ÉLECTRO
Quand la nuit tombait, le Centre Pompidou se métamorphosait en club géant. Le vendredi soir, Catherine Ringer, l’iconique voix des Rita Mitsouko, électrisait le Beaubourg Live avec sa présence magnétique et son insolence intacte. Keziah Jones, inventeur du blufunk, cette fusion explosive de blues et de funk, transportait le public dans un voyage musical de Lagos à Paris. The Limiñanas, accompagnés de l’artiste SMITH dont les œuvres figurent dans les collections du Centre Pompidou, proposaient Spectres à venir, une performance psychédélique mêlant musique et art visuel dans une cérémonie où sons et images thermiques s’entrelacent pour ouvrir des états de perception élargis.
Au Club Beaubourg, niveau 0, la DEEWEE Club Night battait son plein avec les frères Dewaele alias 2manydjs qui, depuis 1995, redéfinissent la culture DJ avec leurs sets percutants mélangeant rock et tous les genres possibles. Charlotte Adigéry, connue pour ses commentaires sociaux percutants enrobés de paysages électroniques ludiques, livrait un DJ set aussi audacieux que son écriture. Laima Leyton et Iggor Cavalera – elle explorant maternité et spiritualité à travers le son, lui cofondateur de Sepultura imposant sa batterie puissante – créaient ensemble des expériences immersives mêlant rythmes brésiliens et expérimentations électroniques.
Et le Samedi n’est pas en reste ! L’artiste RnBoy a électrisé une foule surexcitée qui lorsque Aya Nakamura a fait une apparition surprise pour soutenir le chanteur a bien failli créer une émeute dans le sous-sol du bâtiment. Le samedi soir montait encore d’un cran. Christine and the Queens, artiste visionnaire en perpétuelle métamorphose, offrait une performance bouleversante au Beaubourg Live, explorant le corps et les émotions avec cette intensité rare qui le caractérise. Shygirl, figure londonienne de la pop transgressive qui repousse les limites, livrait un showcase incandescent après avoir passé la journée à faire découvrir son installation sensorielle. Sébastien Tellier, le dandy électro-pop aux lunettes noires obligatoires, inaugurait un nouveau chapitre de ses mille vies au sein du label Because Music sur le rooftop face à Paris illuminé.
LA NUIT 100% ED BANGER : UNE LÉGENDE VIVANTE
Mais c’est la nuit 100% ED BANGER RECORDS du samedi qui a fait chavirer les cœurs. Mayou Picchu, DJ, entrepreneuse et fondatrice du collectif More Girls Behind Decks, ouvrait les hostilités en militant pour une scène électronique plus inclusive. Myd, symbole d’une nouvelle génération de la French House jamais figée, enchaînait en b2b avec Sofia Kourtesis, productrice péruvienne installée à Berlin qui mêle racines latino-américaines et culture club berlinoise dans un son intime et expansif.
Puis venait le moment tant attendu : Pedro Winter b2b Erol Alkan. Le fondateur d’Ed Banger Records – celui qui a découvert Daft Punk, Justice, Uffie et DJ Mehdi – face au DJ, producteur et patron de label britannique réputé pour son alchimie unique guidée par l’instinct et un amour contagieux de la musique. Ensemble, ils ont embrasé le Club Beaubourg, tissant un récit sonore de vingt ans de musique électronique française et internationale.
Et c’est là, à 2h30, que l’impensable s’est produit. L’arrivée surprise de Thomas Bangalter et Fred Again.. transformait ce qui était déjà un moment exceptionnel en légende instantanée. Bangalter a scratché en direct, balancé « Contact » de Daft Punk, enchaîné sur « Rollin’ & Scratchin' » et « Digital Love », tout en mixant avec des tracks de The Chemical Brothers, DJ Mehdi, et même la bande-son de Johnny Greenwood pour One Battle After Another. Le public, médusé, dansait et pleurait à la fois, conscient d’assister à un moment d’histoire musicale.
L’ÉMOTION D’UNE FERMETURE, LA PROMESSE D’UN RENOUVEAU
Au-delà de la musique, Because Beaubourg a été un festival d’émotions. Les performances de Romain Brau – Le Surgissement – faisaient apparaître des personnages chimériques sortis des Fables de La Fontaine au milieu du Forum. Les Sisyphe de Julie Nioche voyaient une troupe amateur sauter sans fin sur « The End » des Doors, transformant le mouvement répétitif en revendication politique et esthétique. Pascal Comelade, le musicien catalan qui explore depuis cinquante ans les musiques instrumentales, revisitait son répertoire avec quatre pianos, mêlant danses de salon et avant-garde. Les masterclasses et tables rondes n’étaient pas en reste. Emmanuel de Buretel (Because Music) et Pedro Winter racontaient vingt ans de collaboration, de découverte d’artistes et de construction de carrières emblématiques. La table ronde « We Talk Rap » voyait Dawala, Oumar Samaké et Yoan Prat dresser un constat lucide mais optimiste du rap français. France Culture proposait des immersions dans ses documentaires et fictions, tandis que Mix With The Masters organisait des écoutes commentées avec Sébastien Tellier, spill tab, Joseph Mount de Metronomy, ou encore le producteur d’Amadou & Mariam.
« C’est le plus grand événement que le Centre Pompidou ait fait depuis son ouverture en 1977 », assurait Paul Mourey, codirecteur artistique. Et pour cause : sur deux jours et deux nuits, quelque 80 artistes se sont succédé, des milliers de visiteurs ont arpenté les huit niveaux en accès libre la journée, et les chanceux détenteurs de billets pour les soirées (40€) ont dansé jusqu’à 5 heures du matin dans un musée transformé en cathédrale du son. Because Beaubourg n’était pas simplement une fête de fermeture. C’était un acte fondateur, une célébration de tout ce que le Centre Pompidou représente depuis près de cinquante ans : l’ouverture, l’indiscipline créative, le mélange des genres, la conviction que l’art doit être accessible et vivant. En transformant chaque étage, chaque couloir, chaque recoin du bâtiment en espace d’expérimentation, l’événement a rappelé que Beaubourg n’a jamais été qu’un simple musée, mais bien un laboratoire d’idées et d’émotions.
Quand Thomas Bangalter a terminé son set aux premières lueurs de l’aube, épuisé et heureux, Fred Again.. lui a simplement dit : « J’espère qu’on n’attendra pas 24 ans pour le prochain. » Dans cinq ans, lorsque le Centre Pompidou rouvrira ses portes après rénovation, ce week-end d’octobre 2025 sera déjà entré dans la légende. Comme ces moments rares où la musique, l’art et l’architecture fusionnent pour créer quelque chose qui dépasse la somme de ses parties. Quelque chose d’inoubliable. Quelque chose qui ressemble à l’amour.