Un bad boy dans la vraie vie
De l’autre côté du livre et de l’écran, des millions de jeunes filles s’emparent avec voracité de ce stéréotype de la pop culture et se le réapproprient, l’élevant au rang de relation idéale. Avec la passion, la protection sans faille qu’offre le bad boy et sa dévotion amoureuse sont souvent citées par ces fans pour expliquer leur fascination, et commentcelle-ci se traduit dans leur vie personnelle. “J’aime énormément le côté protecteur et possessif de Hardin envers Tessa”, confie After-1805, tandis que la modératrice d’Afterfrancee évoque le désir “d’aimer et d’être aimée aussi fort que Hardin et Tessa”. Un propos qui fait écho à celui des fans de la saga Twilight, passées par là avant elle. ”Ce qui me plaisait chez Edward, c’était son côté très inaccessible de prime abord puis over-protecteur ensuite. J’étais bouleversée devant ses déclarations d’amour envers Bella, devant ses démonstrations de force pour la protéger du danger”, se souvient Audrey, tandis que Manon, 25 ans, se rappelle son amour pour Blair et Chuck de Gossip Girl : “J’appréciais beaucoup le fait qu’ils soient prêts à tout l’un pour l’autre, sans aucune limite.”
Loin de les effrayer, le caractère abusif de ces personnages semble, dans les écrits des jeunes fans, très anodin, et constitue la condition préexistante de la passion. Il est accepté car il garantit en contrepartie un amour sincère et éternel. Interrogée à propos des critiques qui portent sur la toxicité du roman, After-1805 est lucide : “Je suis d’accord, leur amour est beaucoup trop toxique.” “Mais aussi magnifique…”, précise-t-elle malgré tout. Les premiers modèles amoureux toxiques en engendrent d’autres, toujours plus décomplexés dans leur violence. La popularité de ces contenus et leur capacité à donner naissance à de nouvelles histoires qui perpétuent le modèle du bad boy interrogent aussi la fonction pédagogique des médias de masse tels que les livres et les films ; consommés par des jeunes filles encore vulnérables émotionnellement et qui s’y réfugient sans arrière-pensées, ces modèles représentent un danger pour leur estime d’elles-mêmes et leur développement. Ils menacent l’idée qu’elles se font des dynamiques de pouvoir au sein d’une relation amoureuse, à un âge où elles ne sont pas encore capables de prendre du recul sur les contenus consommés.
“Ce livre me pose énormément de problèmes”, confie Ilona, qui acommencé à lire After en quatrième, et qui trace une ligne à ne pas franchir. “On montre et on glorifie le fait d’être soumise à un homme.” Elle questionne également la responsabilité des maisons d’édition dans ce processus. “Les éditeurs se servent des influenceurs pour faire la promotion du livre auprès des jeunes filles et sortent des bracelets goodies en forme de menottes. C’est problématique.” Car de l’écran à la vraie vie, il n’y a parfois qu’un pas. “Ça a longtemps affecté mon imaginaire amoureux, oui”, analyse Audrey, 23 ans, à propos de Twilight. “De la sixième jusqu’à la fin du collège, je rêvais d’une relation similaire. Je rêvais d’être ailleurs, avec un amoureux qui aurait été comme Edward, à vivre des choses absolument incroyables et super-fortes.” Au cœur de cette fascination, le dévouement et le sacrifice féminins font partie des normes que les jeunes filles intègrent. “À l’époque, je pensais juste que c’était OK de se faire malmener par les garçons par amour, qu’il fallait tout accepter, que ‘derrière chaque bad boy se cachait une femme’ et autres conneries”, raconte Sophie, 25 ans. “Je pardonnais tout en pensant que c’était mon Chuck, qu’on se retrouverait”, explique quant à elle Manon.
Aujourd’hui relégués au rang de guilty pleasures et de totems adolescents tendrement chéris, ces bad boys n’ont plus le même impact sur ces anciennes fans, qui sont capables de prendre du recul sur la représentation amoureuse qui leur était proposée. Enfin, presque : le cœur d’After-1805 balance encore quand on lui demande si elle aimerait vivre ce genre de relation. “Oui et non. Oui parce que Hardin est fou amoureux de Tessa et qu’il est capable de tout pour elle, et non parce qu’ils sont beaucoup trop toxiques l’un pour l’autre”, répond-elle. Pour la créatrice d’After, Anna Todd, il est important de ne voir dans ces histoires que du divertissement. “Ce que j’ai écrit reflète ce que je lisais. Je n’ai jamais lu une histoire où la relation amoureuse était saine. Mais si j’avais une amie qui sortait avec Hardin, je le lui dirais : ‘Vous n’arrêtez pas de vous disputer, qu’est-ce que tu fais dans cette relation ?’”