Quelle place pour le female gaze au Festival de Cannes ?
La clôture du festival cannois approche, l’occasion de faire le point sur cette 77ème édition et de revenir sur une notion essentielle en cinéma : le female gaze.
La clôture du festival cannois approche, l’occasion de faire le point sur cette 77ème édition et de revenir sur une notion essentielle en cinéma : le female gaze.
Après le poignant discours de Judith Godrèche lors des Césars de 2024, Camille Cottin a ouvert avec brio le Festival de Cannes et a donné le ton : “Je précise que les rendez-vous professionnels nocturnes dans les chambres d’hôtel des messieurs tout-puissants ne font plus partie des us et coutumes du vortex cannois, suite à l’adoption de la loi ‘Me Too’ et on s’en félicite”.
C’est dans cette même lancée que Judith Godrèche et son équipe ont gravi les marches du tapis rouge pour le court-métrage Moi aussi, un moment empreint de sororité qui marque les esprits. Mains croisées et plaquées sur leur bouche, iels reprennent ce geste symbolique pour exprimer leur soutien aux victimes de violences sexistes et sexuelles contraintes au silence.
© Le geste fort de Judith Godrèche et son équipe, Getty Images
Depuis des décennies, ces violences misogynes gangrènent le monde du cinéma, bien que la parole se libère doucement, notamment depuis le mouvement #MeToo. Tu te souviens sûrement de la fracassante sortie d’Adèle Haenel lors de cérémonie des Césars de 2020, mais que s’est-il passé depuis ? En mars dernier, la création d’une commission d’enquête sur les abus et violences dans le cinéma a finalement été approuvée à l’Assemblée nationale. Cette décision découle en partie des demandes sans relâche de Judith Godrèche qui confie : “Il faut que cette commission soit menée à bien. C’était extrêmement émouvant d’entendre ces mots dans un lieu où on fait les lois, alors qu’il y a une absence de la loi sur les tournages.”
Mardi 14 mai 2024, Le Monde a également publié une photographie historique regroupant une centaine de personnalités du mouvement #MeToo, tous.tes signataires de la tribune “On persiste, on signe”. Autre fait important : après quatre années de présidence masculine, c’est Greta Gerwig — réalisatrice du film Barbie, également connue pour son engagement féministe — qui préside le jury du Festival de Cannes, une décision qui n’est pas sans susciter la controverse. Sur 77 éditions du festival seulement 12 femmes ont eu l’honneur d’incarner ce rôle. La nomination de Greta Gerwig tend-elle vers une réelle volonté de reconnaissance des femmes dans l’industrie cinématographique, un simple effort de parité ou un choix purement stratégique pour attiser les tensions ?
Face aux enjeux actuels, il semble pertinent de se demander comment s’attaquer “au plus grand méchant du cinéma : le patriarcat” ? Le female gaze peut-il constituer un premier pas vers un cinéma plus juste, davantage inclusif ? Et peut-être même permettre une forme d’émancipation, du moins pour les questions de représentation dans la pop culture ?
© Greta Gerwig, Getty Images
© Film “How to Have Sex” de Molly Manning Walker, Vogue France
Comme tu le sais, le cinéma est un art qui induit diverses représentations — de par ses récits et personnages — t’invitant ainsi à questionner ton identité et à construire ton imaginaire. Sans que tu t’en rendes compte, tes consommations cinématographiques (et plus largement médiatiques) influent sur tes désirs, rêves et aspirations et constituent de véritables repères socio-personnels. On a par exemple tous.tes ce personnage préféré à qui on s’identifie intensément ou ce film qui a profondément éveillé notre conscience sur un sujet donné. C’est par exemple le cas de ces films, rares mais forts, qui parlent à la quasi-totalité des femmes en retraçant une histoire et un vécu communs, résultants bien souvent des problématiques sociétales.
Je pense notamment au film How to Have Sex de Molly Manning Walker, qui a d’ailleurs reçu le prix Un Certain Regard lors de l’édition 2023 du Festival de Cannes. Drinking, clubbing and hooking up : le film de Molly Manning Walker reprend les codes des teen movies et retrace la vie d’adolescentes en vacances, prêtes à tout pour faire de nouvelles rencontres…mais à quel prix ? Ce long-métrage aborde des thématiques intimes et touchy comme l’expérience de la première fois avec réalisme. Entre injonction à la sexualité, pression sociale, et comportements banalisés, le personnage principal de Tara se perd dans cette course effrénée et dans ses propres désirs.
La force de ce film réside dans le fait que l’on se retrouve un peu tous.tes dans l’histoire de Tara car c’est en réalité un récit commun pour beaucoup de personnes. Que l’on s’identifie à 100% au personnage ou que l’on se reconnaisse seulement dans quelques scènes ou répliques, le film s’appuie sur des questionnements intimes qui nous ont tous.tes touchés à un moment donné et/ou continue de le faire : Suis-je vraiment prête ? En ai-je vraiment envie ou est-ce seulement le résultat d’une injonction sociale à laquelle je ne peux pas vraiment échapper ?
Et justement, pourquoi se reconnaît-on autant dans certains films ? Une partie de la réponse se trouve dans le point de vue ou le “gaze” adopté, et c’est là que le female gaze entre en scène, on t’explique !
Le female gaze au cinéma est abordé en 2020 par Iris Brey, critique de cinéma, notamment avec son essai Le Regard féminin, une révolution à l’écran. Elle y interroge la manière de filmer les femmes et de les raconter. Ce concept découle directement des réflexions de Laura Mulvey, qui, elle, a théorisé en 1975 la notion de male gaze. Dans une grande majorité de films, les femmes apparaissent comme des objets de désirs regardés et racontés par des hommes, que ce soit du point de vue de la caméra (cf. corps filmés), des personnages ou encore des spectateurs. Ce regard a un nom bien précis — le male gaze — et il domine dans l’industrie du cinéma depuis des décennies. Si on se penche maintenant sur la notion de female gaze, il est essentiel de préciser que ce n’est pas l’exact opposé du male gaze car l’objectif n’est pas de fétichiser ou d’objectifier les corps masculins, mais bien de proposer une perspective différente sur les ressentis et vécus des corps féminins. Avec cette approche, on vit les histoires à travers les yeux des femmes : leur vision du monde, de la beauté, ou encore du genre et de la sexualité.
Analyser le regard féminin ouvre de nombreux champs de réflexion et demande de réinvestir les images qui ont bercé notre cinéphilie, d’interroger celles qui émergent et de chercher celles qui ont disparu de nos écrans. Elles sont sous nos yeux
— Iris Brey Le Regard féminin, une révolution à l’écran.
Comment reconnaître le female gaze dans un film ? Le test de Bechdel-Wallace est là pour t’éclairer ! Initialement tiré d’une des scènes de la bande dessinée Dykes to watch out for de l’autrice Alison Bechdel, cette dernière décide d’élaborer avec son amie, l’actrice Liz Wallace, une méthode d’évaluation du sexisme dans l’industrie cinématographique.
Le test Bechdel-Wallace est très simple et pour cela 3 questions à te poser lorsque tu visionnes un film, quel qu’il soit. Tout d’abord contient-il au moins deux personnages féminins qui sont protagonistes de l’histoire ? Ces deux femmes ont-elles une conversation entre elles de plus de 60 secondes ? Si oui, parlent-elles d’autre chose que d’un homme ? Si tu l’appliques, tu vas malheureusement t’apercevoir qu’encore peu de films passent le test. Un site collaboratif liste les films sortis et les marque d’un symbole vert si les critères cités sont remplis, et rouge s’ils ne le sont pas.
Cette année, par exemple, Love Lies Bleeding avec Kristen Stewart passe avec succès le test alors qu’en 2022, le biopic de Baz Luhrmann sur Elvis n’avait pas obtenu la moyenne… On te propose alors une liste non exhaustive de films pour découvrir le female gaze au cinéma : le fameux How to Have Sex de Molly Manning Walker, Blue Jean de Georgia Oakley, À mon seul désir de Lucie Borleteau, Aftersun de Charlotte Wells, Annie Colère de Blandine Lenoir, But I’m a Cheerleader de Jamie Babbit, ou encore le célèbre Portrait de la jeune fille en jeu de Céline Sciamma, pour n’en citer que quelques uns.
Cette année à Cannes, les films qu’on attendait le plus en termes de female gaze sont Diamant Brut d’Agathe Riedinger, Les Femmes au balcon de Noémie Merlant et Les Reines du drame d’Alexis Langlois avec Bilal Hassani à l’affiche !
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Avec le female gaze, on voit qu’il est donc possible de faire du cinéma autrement et de raconter des histoires hors des schémas de dominations ancrés. Il peut donc constituer une forme d’émancipation en ce qu’il permet de fournir de nouvelles représentations plus éloignées du cadre patriarcal ou même hétéronormatif.
“Le regard féminin n’est pas une menace contre ce qui a été majoritaire jusqu’à présent : la multiplication des imaginaires ne peut être qu’une bonne chose”
— entretien entre Iris Brey et la journaliste Catherine Veunac.
Il semble pertinent d’élargir cette notion de “gaze” à d’autres thématiques comme avec le queergaze — ou l’art de raconter avec justesse et réalisme des histoires queers. Le cinéma étant aussi un outil de sensibilisation, il est primordial d’éduquer ton œil pour apprendre qu’il n’existe pas qu’un regard. Quant au Festival de Cannes, le chemin vers un cinéma plus inclusif et représentatif est encore long, mais sur une bonne voie.