Motel Destino : Quand Karim Aïnouz révolutionne le cinéma pop
Pop, queer et révolutionnaire, le cinéma autrement…
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Karim Aïnouz, réalisateur brésilien aux racines algériennes, nourrit depuis l’enfance une passion pour la photographie et la peinture. Après s’être d’abord consacré à l’image fixe, il se tourne vers le cinéma dans les années 80. Entre Paris et New York, il découvre le format Super 8 et se plonge dans un univers où l’émergence du New Queer Cinema des années 90 le convainc que le septième art peut véritablement changer le monde. Aujourd’hui, il nous parle de son dernier film, Motel Destino, présenté à Cannes, une œuvre d’une intensité pop et saisissante. On s’installe à ses côtés pour découvrir les coulisses de ce film qui bouleverse dès les premières images.
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Comment est née l’idée de Motel Destino et qu’est-ce qui vous a poussé à revisiter le mythe du triangle amoureux dans un contexte brésilien ?
L’idée de Motel Destino était avant tout de réaliser un film brésilien de genre. Au Brésil, la télévision occupe une place gigantesque : elle est omniprésente et domine la culture populaire, tandis que le cinéma, souvent perçu comme cher, est cantonné à représenter la réalité. J’ai ressenti le besoin de repousser cette frontière entre fiction télévisuelle et cinéma en proposant quelque chose d’audacieux et de populaire, mais tout en restant cinématographique.
Avec mon film précédent, La Vie invisible (2018), j’ai exploré le mélodrame, un genre télévisuel par excellence au Brésil, mais en le sublimant : une histoire superlative, romanesque, très colorée. Ce film, bien qu’il traite d’un sujet dur – la condition des femmes dans les années 1950 –, a marqué les esprits grâce à son esthétique opposée à la dureté des personnages.
Pour Motel Destino, je voulais encore aller plus loin : créer un film populaire et visuellement riche qui explore la génération actuelle de jeunes Brésiliens – une génération brisée et désorientée – sans tomber dans un drame social réaliste. J’ai beaucoup puisé dans le cinéma noir américain des années 1940, un genre qui abordait aussi des personnages désillusionnés après la guerre. J’y ai vu une façon de parler de sujets profonds tout en évitant le piège du réalisme pesant.
Je me suis également inspiré du cinéma néo-noir des années 1980, un genre souvent caractérisé par une grande liberté narrative et esthétique. Je voulais que mon film soit viscéral, excessif, presque superlatif, parce que je crois que c’est une esthétique qui correspond à ma façon de raconter des histoires.
Et pourquoi avoir choisi un triangle amoureux comme cadre narratif ?
Le triangle amoureux est une structure classique qui permet de creuser des thématiques universelles comme la sexualité, le pouvoir, et la résilience, tout en restant accessible. J’aime aussi la façon dont le crime s’inscrit dans ce genre narratif : c’est une forme de transgression, presque une résistance. Dans Motel Destino, j’ai voulu mêler ces éléments pour raconter l’histoire de Heraldo, Dayana, et Elias, trois personnages très différents mais profondément liés.
Rado représente un désir de vengeance et de survie ; Dayana incarne une force féminine complexe ; et Elias, quant à lui, est une figure inspirée de certains traits contemporains qu’on observe chez une partie de la jeunesse brésilienne. Ces personnages, à travers leurs tensions et leurs alliances, offrent une manière électrique et engageante d’explorer des questions sociales et politiques sans que le film ne devienne une thèse.
L’idée de Motel Destino était avant tout de réaliser un film brésilien de genre, quelque chose d’audacieux et de populaire, mais tout en restant cinématographique.
Le film aborde aussi un thème central, celui de la solidarité. Comment s’exprime-t-il dans votre histoire ?
La solidarité est au cœur du film. Lors des élections de 2017 au Brésil, j’ai été frappé de voir comment les divisions politiques – même entre amis ou proches – nous éloignaient des vrais ennemis. Pendant que nous nous battions entre nous sur des sujets secondaires, l’extrême droite a pris le pouvoir.
Avec Motel Destino, je voulais montrer que des personnes très différentes, comme Heraldo et Dayana, peuvent unir leurs forces et devenir plus puissantes ensemble. Leur solidarité leur permet de se venger de manière juste et réfléchie. Cette idée s’applique aussi à notre réalité politique : nous devons résoudre nos différends internes discrètement, sans perdre de vue les véritables combats à mener contre des adversaires communs.
L’esthétique colorée et psychédélique du film contraste avec son sujet sombre. Quelle est la signification de ce choix visuel ?
Je pense qu’on peut raconter des histoires sombres sans recourir à des visuels sombres. Les films noirs classiques, par exemple, sont souvent définis par leurs ombres, leurs contrastes, et leur atmosphère nocturne. Moi, je voulais faire l’inverse : raconter une histoire sombre à travers des couleurs saturées et lumineuses.
Cette approche est aussi un moyen de s’approprier un genre – le film noir – dans un contexte brésilien. Nous avons une lumière équatoriale très spécifique, presque aveuglante, qui rend les couleurs intenses et vibrantes. C’est une esthétique que je voulais exploiter pour amplifier la tension et le vertige émotionnel du film.
Je dis souvent que Motel Destino n’est pas un film tropical, mais un film équatorial. La lumière et les couleurs sont omniprésentes, presque écrasantes, comme le soleil de midi. C’était pour moi une manière de rendre la narration encore plus immersive et viscérale, tout en offrant une expérience à la fois psychique et visuelle unique.
Pour ce qui est de la dimension charnelle et sensorielle, qui est très présente dans le film, comment as-tu dirigé les scènes érotiques pour qu’elles restent artistiques et belles tout en étant très colorées et intenses ?
Ce qui est général dans les scènes charnelles, c’est qu’elles sont souvent très douces. Là, il y avait une urgence. C’est une histoire d’amour complètement interdite entre des personnages surveillés dans un espace clos. Pour moi, l’idée était toujours guidée par cette urgence, par cette impossibilité d’être ensemble autrement que dans ces moments volés.
Quand on a commencé à concevoir les scènes de sexe et d’intimité, je voulais que cela monte en intensité. La première fois qu’ils sont ensemble, c’est rapide, désespéré, une véritable explosion d’interdit. Comme un rythme musical : rapide, brut. La deuxième fois, ils sont plus intimes, mais c’est toujours dérangeant. Ils ne se connaissent pas encore, ni leurs corps, et le danger reste omniprésent. Puis, lors de la troisième fois, on arrive à une forme de tendresse. Ils se connaissent enfin, il y a une vérité qui s’installe entre eux.
Chaque scène de sexe a été pensée comme une progression émotionnelle et narrative. Par exemple, la première fois, ils sont debout, dans un espace restreint, parce que c’est interdit et urgent. La deuxième fois, l’espace devient plus domestique, mais il y a toujours une menace. La troisième fois, ils sont dans un endroit caché, sur un hamac, un lieu où ils peuvent enfin prendre leur temps, car ils ont trouvé une manière d’échapper à la surveillance. Là, leurs corps se connaissent mieux, et ils commencent même à rêver ensemble.
Donc, pour toi, les scènes de sexe sont pensées comme une mise en scène à part entière ?
Absolument. C’est comme une scène de repas : comment tu manges, à quelle vitesse, ce que tu manges… Cela raconte quelque chose. Une scène de sexe, ce n’est pas juste du sexe. Cela doit raconter une histoire, comme une scène de danse. Quand tu vois quelqu’un danser ou faire l’amour, tu en apprends énormément sur lui. C’est une sorte de radiographie émotionnelle.
Une scène de sexe, ce n’est pas juste du sexe. Cela doit raconter une histoire, comme une scène de danse. Quand tu vois quelqu’un danser ou faire l’amour, tu en apprends énormément sur lui.
Le silence et les regards jouent aussi un rôle crucial dans le film. Comment as-tu travaillé ces aspects avec tes acteurs pour qu’ils soient aussi percutants à l’écran ?
C’est un double jeu. Pour toutes les scènes, même avec dialogues, je fais toujours une prise en silence. Une fois qu’on a tourné les prises habituelles, je demande une prise sans dialogue. Pourquoi ? Parce qu’un scénario fonctionne sans image, mais dès qu’il y a du visuel, les mots ne sont plus toujours nécessaires.
J’ai eu la chance de travailler avec une monteuse incroyable, qui a collaboré sur des films d’un tas de réalisateurs français. Elle a fait un travail remarquable en épurant les dialogues. Elle disait toujours : « Le cinéma, ce n’est pas la parole. » Et elle avait raison. Les émotions, les regards, les silences racontent souvent bien plus que les mots.
Concernant le triangle amoureux, qui est au cœur du film, as-tu rencontré des défis particuliers pour le mettre en scène ?
Je dirais que le principal défi, c’était de dépasser ce qui était écrit sur la page. Les situations intimes ne se résolvent pas à l’écriture, mais dans la répétition. Nous avons passé trois semaines dans le motel à répéter avec les acteurs, mais pas forcément les scènes telles qu’elles étaient écrites. On a travaillé sur des scènes contextuelles, qui n’étaient pas dans le scénario, pour créer une mémoire et une intimité entre les personnages.
Par exemple, une scène où ils font un barbecue avant de se retrouver sur le lit. Cela permettait aux acteurs de proposer des choses, de trouver une fluidité dans leurs interactions. Je voulais éviter que les répétitions rendent les scènes trop prévisibles.
Ce qui frappe aussi, c’est que les personnages évoluent dans une zone grise, sans morale clairement définie. Était-ce une intention consciente de refléter cette ambiguïté humaine ?
Oui, absolument. Je ne crois pas à une vision manichéenne du bien et du mal, qui est très présente dans le cinéma américain. On ne naît pas gentil ou méchant, on le devient. Même chez les « méchants », il y a toujours quelque chose d’humain, une contradiction.
Les personnages du film sont profondément humains, avec leurs contradictions. Et c’est cela qui rend l’histoire intéressante. Le désir, par exemple, est une contradiction en soi : on ne désire jamais ce que l’on peut avoir facilement. Le désir naît de l’interdit, de l’inaccessibilité.
La solidarité est au cœur du film. J’ai voulu montrer que des personnes très différentes peuvent unir leurs forces et devenir plus puissantes ensemble.
Cette complexité ressort beaucoup dans le film, mais aussi dans les attentes du public. As-tu voulu surprendre ces attentes ?
Oui. Une spectatrice allemande m’a dit quelque chose qui m’a marqué : en voyant des hommes noirs courir sur une plage, elle a cru que ce serait un film sur la violence. Cela montre bien à quel point les attentes peuvent être biaisées. Pour moi, il était essentiel de bouleverser ces idées préconçues.
Après Motel Destino, avez-vous déjà des idées ou envies pour vos prochains projets cinématographiques ? Pouvez-vous nous parler de RoseBush Pruning, votre prochain film ?
Je ne peux pas vraiment en dire beaucoup sur l’histoire pour le moment, non pas parce que je ne peux pas, mais parce que c’est encore un peu prématuré. Ce que je peux dire, c’est que c’est une histoire absolument incroyable, qui m’a totalement sidéré. Elle a été écrite par un scénariste d’un grand talent, un Grec, qui a su capturer une essence particulière dans ses personnages. Quant aux comédiens, ils apportent vraiment une dimension supplémentaire. Ce que je peux révéler, c’est que c’est une comédie, mais pas une comédie ordinaire. C’est une sorte de farce, mais avec une profondeur inattendue, tu vas adorer !
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À travers cette interview, Karim Aïnouz continue de repousser les frontières de la narration, et nous rappelle pourquoi il est l’un des réalisateurs les plus fascinants de cette génération. Un film qui ne se contente pas de nous divertir, mais qui nous plonge dans une réflexion profonde, sans jamais perdre de vue son côté visuellement addictif, complètement pop ! Un film qu’on recommande à 100%