Léane Alestra : L’ homme hétéro, une identité antinomique ?
L’autrice féministe signe son premier essai, “Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?”, qui traite du paradoxe du machisme hétérosexuel.
L’autrice féministe signe son premier essai, “Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?”, qui traite du paradoxe du machisme hétérosexuel.
“L’homme hétérosexuel est censé à la fois mépriser et désirer les femmes”, synthétise Léane Alestra, qui a publié en mars son essai Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ? (Lattes, 2023). Elle y pointe le paradoxe de l’hétérosexualité masculine, et interpelle cette catégorie sociale se pensant “neutre et universelle”. Les copinades ou bromances – de Jésus à Batman – dévoilent une tradition de rapports crypto-gays comme point central d’un système de transmission et de protection d’un pouvoir paradoxalement sexiste et homophobe.
À lire de toute urgence ! Be warned : tu ne regarderas plus jamais un match de foot ou un film de superhéros de la même façon.
View this post on Instagram
Quel était ton projet avec ce livre ?
Mon objectif était avant tout de faire un pas de côté en attrapant la veste de la bourgeoisie, du genre les hommes d’une part et les hétéros de l’autre. En tant que lesbienne, je voulais démontrer que j’ai un regard critique sur le monde à l’aide d’un point de vue situé. Je voulais aussi renverser les grilles d’analyse en décryptant les mécanismes de ceux qui ont l’habitude de débattre sur les lesbiennes sans les lesbiennes, afin de décider si elles ont le droit de se marier ou d’avoir recours à une PMA. Mon objectif était donc double : donner des billes à un lectorat queer et féministe tout en interpellant ceux qui pensent représenter le neutre et l’universel, en leur rappelant qu’ils sont une catégorie sociale à part entière.
Peux-tu me parler du terme bromance, central dans la pop culture ?
Pour la philosophe Judith Butler, le tabou originel, avant le tabou de l’inceste, est celui de l’homosexualité. Ce qui est intéressant avec le terme bromance, c’est que précisément, le terme “bro” vient servir de paravent pour dissiper l’ambiguïté d’une relation masculine revendiquée comme homo-romantique. C’est une façon de se distancer des hommes gays en disant “Notre relation est romantique et spéciale oui, mais surtout ne nous mettez pas dans le même sac que les homosexuels”. Enfin, cette fascination pour la bromance est le résultat d’une société sexiste où les hommes nous sont présentés comme plus intéressants, marrants, fun ; c’est donc plus valorisant pour un homme d’entretenir des relations (platoniques) avec d’autres hommes.
Batman et Robin, Astérix et Obélix… As-tu des exemples de bromance préférées ?
Si ces relations sont si récurrentes dans les fictions, c’est parce qu’elles promeuvent un rêve, ou du moins un idéal. Celui d’une relation fusionnelle et sans contingence matérielle, puisqu’ils peuvent cumuler cette relation avec une conjointe qui s’occupe de tout ce qui n’est pas très rigolo comme le ménage, la cuisine, les enfants, la planification…
Je n’ai pas particulièrement de bromance “chérie” dans la pop culture, mais je suis fascinée de voir combien elle prend de la place dans les séries et les films. Souvent, leur duo est même sublimé par un personnage féminin mis entre eux deux (c’est le cas du manga Naruto ou d’Astérix et Obélix), décrit de façon superficielle et peu valorisante, pour montrer en contraste la pureté de leur relation tout en prétendant que les interlocuteurs sont hétéros. Toute cette parade méticuleusement chorégraphiée pour ne jamais paraître “ni canard”, “ni gay”, ça me fait trop rire. Ça doit les fatiguer à force, non ?
Ce regard sur la bromance change quand un soutien LGBTQI est ouvertement affiché. Pourquoi ?
Parce que pour rester en position de domination et continuer à bénéficier de privilèges, les hommes hétéros doivent se distinguer des masculinités inférieures à eux. La figure du mec gay leur est présentée depuis l’enfance comme l’altérité repoussoir. Au collège, “pédé” est l’insulte la plus répandue parmi les garçons. Et si cette homophobie est si présente, c’est parce qu’elle renvoie au féminin et donc à l’intérieur, “fillette” et “tapette” sont interchangeables. L’important, c’est de désigner nettement l’inférieur pour, en contraste, paraître foncièrement supérieur. Pour garder ce statut de supérieur, il est donc nécessaire de toujours s’en distinguer.
Jésus, pas si hétéro, dit ton livre ? Ma fibre religieuse rigole fort.
Jésus était probablement gay, ou peut-être bi ? Rien de très surprenant pour cette époque où la distinction homo/hétéro n’existait pas dans les termes d’aujourd’hui. Toujours est-il que les preuves bibliques attestant d’une relation spéciale entre Jésus et Jean sont très fortes. Jean est toujours décrit comme l’apôtre que “Jésus aime” car pour lui, il incarnait le mieux le visage de Dieu. Lors de la Passion, au pied de sa croix, il a demandé à sa mère (pas très vierge puisque Jésus n’était pas l’aîné) Marie de prendre Jean pour fils. Dans la tradition juive de l’époque, les parents doivent adopter la veuve ou le veuf de leurs défunts enfants. Autant de pistes qui, pour de nombreux théologiens, laissent peu de doutes, mais vu que l’Église catholique prospère sur l’homophobie… Cette homophobie sert d’ailleurs à faire naître des “vocations” chez les lesbiennes et gays des familles traditionnelles, qui, face à l’impossibilité du placard et refusant le mariage hétéro, sont tenté.e.s de rentrer dans les ordres.
Tu parles également du “nom du père” et du nœud entre père, esprit, fils. Peux-tu m’en dire plus ?
Dans les sociétés patriarcales, il y a toujours un chef : le patron, le président, le pape… Je le nomme le “père symbolique” car il concentre le pouvoir économique mais aussi l’autorité, et sa vision du monde influence celles et ceux qui sont inférieur.e.s dans la hiérarchie sociale. Par ailleurs, dans les sociétés patriarcales, l’héritage est primordial pour reproduire le système de père en fils. Bref, le père symbolique se cherche un poulain, un fils légitime à qui transmettre l’héritage et le pouvoir. Les fils légitimes vont quant à eux se battre pour plaire au père afin d’obtenir son adhésion mais surtout les clés de son héritage. En échange de l’héritage, le fils légitime s’engage à entretenir et transmettre la mémoire du père symbolique afin d’en faire un “grand Homme”. Cette dynamique fascine et imprègne également la pop culture, je pense notamment à toutes les séries autour des dynasties comme récemment Succession.
Sport, iconographie militaire : pourquoi le très masculin semble souvent si crypto-queer ?
Quand c’est trop mascu, ça devient crypto-gay. Pourquoi ? Parce que, de l’exaltation du masculin, on tombe vite dans la fascination homo-érotique sauce nostalgie gréco-romaine. En France, le cri de ralliement des masculinistes, c’est un GIF nommé “Super Chad” qui montre un homme ultra musclé torse nu avec une caméra qui remonte langoureusement et lentement sur son torse. Les petits masculinistes s’envoient cette vidéo pour se féliciter d’un accomplissement entre eux, notamment quand ils trouvent qu’un des leurs a bien progressé dans sa prise de masse. L’acteur Océan, qui est un homme trans, parlait récemment de cette fascination masculine. Il racontait en story qu’en transitionnant, il pensait découvrir la fameuse “rivalité masculine” dont tout le monde parle tant. Si elle existe, elle est d’après lui bien moins importante que la solidarité et la complicité masculine. Il racontait qu’à la salle, ça se complimente et ça se mate à tout-va, sauf encore une fois si on est un mec gay out, pour les raisons évoquées précédemment.
Je me méfie de la récupération actuelle pseudo-queer (vernis à ongle) de certains mecs au comportement sinon inchangé. Qu’en penses-tu ?
Pendant très longtemps, et encore aujourd’hui, le féminisme dominant était un féminisme blanc hétéro et bourgeois. Ça a conduit à énormément de biais dont une critique des masculinités pétrie de biais classistes et racistes. Aujourd’hui, la conception des mauvaises masculinités qui seraient foncièrement plus sexistes sont celles des “beaufs” et des “barbares”, bref des mecs racisés et/ou prolos. A contrario, on va nous présenter des nepo babies, millionnaires, cisgenres et hétéros, comme des hommes qui vont nous sauver du patriarcat. Je pense notamment à Timothée Chalamet, qui est très mims mais cumule tous les privilèges et s’est donné un côté sympathique en copiant les masculinités gays “twinks” pour avoir un branding légèrement différent afin de faire parler de lui et mieux se distinguer des autres mecs. De plus, les mecs bourgeois blancs aujourd’hui passent le plus souvent leurs journées les fesses assises derrière leur bureau ; ils ne dominent pas les autres à l’aide de leur force physique. Pour se placer comme le modèle de la “bonne masculinité”, ils vont donc dénigrer les ouvriers qui, eux, n’ont que leur corps comme outil de travail. Alors rappelons-le : le patriarcat ne bénéficie pas à tous les hommes de la même manière, si le sexisme est présent partout, le patriarcat sert beaucoup mieux les intérêts des hommes hétérosexuels bourgeois et blancs. Un dominant, ce n’est pas un mec qui aime boire de la bière et qui dit des gros mots, c’est quelqu’un qui bénéficie des systèmes de domination en exploitant d’autres personnes (c’est-à-dire en les faisant travailler à sa place). Ça peut être sa femme qu’il laisse s’occuper plus de la maison, son employé, des domestiques, sa meilleure amie à qui il va poser 100 questions sur le féminisme pour ensuite briller en date. On domine aussi en consommant fortement.
@lilacedits_ Tomgreg edit / Song: Enchanted by Taylor Swift #succession #successionhbo #successionedit #successiontok #successionhive #tomwambsgans #tomwambsgansedit #tomwambsganssupremacy #tomgreg #tomgregedit #greghirsch #greghirschedit #bromance #realromance #enchanted #taylorswift ♬ original sound – lilacedits
Tu dis finalement que l’homme hétérosexuel n’existe pas. Tell me more ?
Être un homme hétéro, c’est totalement antinomique et bancal comme identité. L’identité homme implique foncièrement de se distinguer des femmes et de dévaluer tout ce qui a trait au féminin. Et pour être hétéro, il faut être attiré par le féminin. Il faut donc à la fois mépriser les femmes et les trouver attirantes, c’est délirant d’incohérence. C’est spécifique aux hommes hétéros cette injonction ultra contradictoire, c’est par excellence l’identité sexuelle du paradoxe. Pour aimer totalement les femmes, il faut renoncer à être un homme, puisqu’un homme se distingue foncièrement d’elles. Et enfin, l’homme parfaitement hétéro n’existe pas car dans une société où l’on nous apprend à vénérer les grands hommes et à mater surtout leurs histoires à la télé, aucun homme ne peut se targuer de n’avoir jamais été attiré (pas seulement au sens sexuel) par un autre homme.
Last but not least, tu parles de Frédéric Beigbeder, why not so hétéro ? Quelle parade masculine parisienne bourgeoise ?
Déjà, il le dit lui-même dans le titre de son bouquin : il est un peu dépassé dans son identité d’hétéro. Après c’est très simple, il suffit de regarder le film L’amour dure trois ans. Dedans, son perso principal, Oscar, est un c*****d qu’une femme rend meilleur lorsqu’il tombe enfin amoureux d’elle. Bref, un remake de La Belle et la Bête du point de vue du gars. Selon Beigbeder – qui prend son prisme pour une réalité universelle –, ce personnage incarne l’homme moyen. Or, dans le film, la Belle ne parle jamais, elle se contente d’écouter Oscar lui raconter sa vie en souriant. Et c’est de cette fille-là, qui ferme bien sa gueule et fait ce qu’il lui dit, dont il tombe amoureux. C’est intéressant parce qu’une seule fois dans le film, la Belle désobéit à Oscar en ne se pointant pas pas au rendez-vous qu’il lui a donné. Du coup, Oscar rentre chez lui, prend une photo d’elle et joue aux fléchettes sur sa tête. Bref, les hommes égo-romantiques bandent surtout sur eux-mêmes, or, dans le terme hétéro, il y a quand même l’idée de s’intéresser à autrui…