Le génie lesbien au grand écran
Athina Gendry estime qu’il est important de produire des films qui adoptent un point de vue réellement lesbien, en arrêtant de penser ces productions comme des “objets devant s’adapter au grand public”, qui ne le dérangent pas dans ses représentations. Elle parle alors d’un lesbian gaze qui permettrait de faire ressentir le lesbianisme et l’expérience de l’amour entre deux femmes “jusque dans la chair” et qui mettrait au centre les besoins des spectatrices.
Dans son article All Lesbian Movies Make Me a Little Sad. Why is that? sur Medium, Alyssa Sileo, dramaturge et journaliste pour le blog LGBTQIA + Matthew’s Place, évoque la “fatigue mentale et la tristesse provoquées par les films queers mainstream”. Si elle ne remet pas en question l’importance de montrer des histoires de marginalisation et de résilience – celles-ci étant aussi part du quotidien des femmes lesbiennes –, elle insiste sur la nécessité d’inclure dans ces récits un lesbian gaze. Ce regard lesbien serait capable à la fois de relater les joies et la beauté du “queering” et d’aborder avec intelligence la question des rapports de pouvoir qui pèsent sur les minorisé.e.s. Le regard lesbien permettrait de mettre en lumière la capacité du queer à interroger les normes pour rendre la société dans laquelle il s’insère de plus en plus inclusive. Selon Alyssa Sileo, le prisme queer serait un “bénéfice actif pour la société.” Tout en tissant l’éloge de Portrait de la jeune fille en feu, le film de Céline Sciamma avec Adèle Haenel et Noémie Merlant, qui adopte enfin un véritable prisme lesbien sur l’Histoire, elle avoue aussi son découragement face à une énième œuvre inéluctablement tragique illustrant un amour impossible, situant cette impossibilité historique, sociale, psychologique au centre du récit.
Lorsqu’elle déplore le manque de coming out lesbiens de la part de personnes publiques, Alice Coffin insiste sur les conséquences néfastes que cette non-exhaustivité des représentations a sur la société tout entière, sur les productions culturelles, sur l’intimité de certain.e.s. Le lesbian gaze permettrait simplement de raconter le monde autrement, en adoptant un point de vue différent, d’enrichir les possibles, de montrer, enfin, le génie lesbien au grand écran. Comme l’expliquent Athina Gendry ainsi que la professeure de littérature anglaise et autrice Heather Love, la majorité des films saphiques mettent en scène les pertes, souffrances et empêchements vécus par les femmes queers. Le lesbian gaze serait alors la capacité à raconter le lesbianisme autrement, le rendre exhaustif quant aux plaisirs et aux joies de ces amours. Il permettrait de construire des personnages lesbiens qui sortent d’une position d’invisibilité ou de dépossession pour enfin s’approprier l’espace public, politique, intime avec joie, en pouvant exprimer justement tout leur génie. Un exemple saisissant du “génie lesbien” au cinéma est notamment le personnage de Cheryl Dunye dans The Watermelon Woman, film de 1996 : la réalisatrice protagoniste du film retrace l’histoire d’une actrice afro-descendante anonymisée par l’industrie raciste du cinéma et donne vie à un documentaire touchant, drôle et puissant. Une mise en abyme tout simplement géniale. Cette même force “joyeuse”, capable de nous émanciper des tragédies de l’intime, caractérise le mouvement queer, comme l’expliquait Alice Coffin sur France Inter alors qu’elle était interrogée sur le terme “woke”.
Pendant longtemps, je me suis gentiment moquée de mon amie Léane* qui, à chaque fois qu’on mettait un film lesbien, répétait pendant toute la durée de la projection : “C’est quand qu’elles baisent ?!” Quand les protagonistes finissaient par échanger un regard coquin, se toucher les coudes ou dénuder un bout de leur poitrine, elle s’exclamait : “Mais c’est nul ! Je veux du cul !” Elle avait raison. Ce qu’elle voulait dire, c’était peut-être : “Je veux voir du sexe lesbien fait par des lesbiennes et vu par des lesbiennes et je veux le voir sur le grand écran d’un grand cinéma !”