Fetishcore : que raconte le BDSM sur les catwalks?
Retour sur une culture queer qui influence la mode depuis plusieurs décennies, et ce qu’elle permet de raconter et défendre aujourd’hui.
Retour sur une culture queer qui influence la mode depuis plusieurs décennies, et ce qu’elle permet de raconter et défendre aujourd’hui.
En vogue dernièrement des podiums Saint Laurent printemps-été 2020 à Mowalola automne-hiver 2023, le fetishcore revient en force tous runways confondus. Les straps et les lanières font leur grand retour chez Coperni ou chez Mugler avec un mélange habile de dentelle et de corset sur des tenues full latex. Si je devais décrire ce qu’est le fetishcore, mais surtout le fetishwear, ce serait l’ensemble de la panoplie d’un.e adepte du bondage mais adaptée à une garde-robe de tous les jours. Hormis le latex, tu y retrouves donc du cuir, souvent verni, des sangles de maintien, des plumes, harnais, corsets et plateformes comme on a pu le voir sur le personnage de Kat dans Euphoria, domina outside school hours.
Ces codes n’ont rien de neuf, mais réactualisent des questions centrales à la culture bondage et sa place dans la mode. Petit mémo avant de commencer : le latex est découvert pour la première fois en Mésoamérique par un peuple précolombien, les Olmèques. Il n’est pas porté, il sert seulement à créer des objets et surtout des balles en latex avec lesquelles jouer. Il est utilisé comme textile pour la première fois en Europe par Charles Macintosh, chimiste écossais du XIXe siècle : il dépose le brevet en 1823 et fabrique des imperméables à base de ce matériau pour protéger de la pluie et des intempéries. Fun fact, en 1969, l’une des premières communautés fétichistes britanniques se nomme la société Mackintosh – créée par six hommes gays qui appréciaient le toucher et l’odeur du latex et des impers de Macintosh.
À la même période que Macintosh sont publiés les premiers écrits érotiques sadomasochistes, ceux du Marquis de Sade sur lequel je ne m’arrêterai pas longtemps en raison des horribles scandales associés à son nom, et ceux de Leopold von Sacher-Masoch avec son roman La Vénus à la fourrure qui contient des scènes érotiques non vanille (= sexe vanille est le terme décrivant une relation sexuelle qui n’engage aucune relation de pouvoir, douleurs ou restriction). Le terme masochisme sera inventé par Kraft-Ebing en 1886 et transformé par Freud en sadomasochisme en 1905. Quand bien même je n’apprécie que très peu Freud, il aura eu le mérite de théoriser une sous-culture inhérente au monde queer – et c’est aussi le nom d’une de mes collections préférées de Gianni Versace.
Après ces petites rigourosités sociohistoriques, te voilà fin prêt.e à entrer en matière.
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Tu l’auras compris, la pierre angulaire de cet article, c’est mon intérêt pour l’esthétique SM dans les défilés, et ses origines politiques queers.
Après la Seconde Guerre mondiale, la sous-culture motard apparaît. Elle se veut en marge des attentes et de la culture mainstream US, prônant une certaine individualité et un anticonformisme social. Le premier bar gay cuir et moto ouvre à Chicago en 1950.
Dans la même période, un certain John Sutcliffe, styliste et photographe fétichiste britannique nourri de sa passion pour les femmes, ses balades à moto et le cuir, met au point la première combinaison en cuir pour que son épouse puisse l’accompagner pendant ses sorties et soit protégée. Plus tard, il décline son patron pour ce qui fut le premier catsuit en latex, qui perd son but premier de protection mais en sert un deuxième : le fetish. Cette combinaison fera une apparition dans le fameux film Orange mécanique de Kubrick en 1971.
Bon, je te parle de mecs, là, mais qu’en est-il des meufs ? En 1973, quatre ans après les émeutes de Stonewall, premier bar LGBT de New York rassemblant gays, lesbiennes, personnes trans et travailleur.se.s du sexe, se forme le collectif Dykes on Bykes, qui, pour la pride de San Francisco, rassemble la communauté kinky motarde et queer-BDSM de la ville.
À partir des années 1980 survient la tragique épidémie du sida qui touche principalement les personnes LGBTQI+ et les sex workers. C’est cette même communauté gravitant autour de la sous-culture BDSM qui attire l’attention des politiques sur cette crise sanitaire sans précédent (groupes de parole, actions devant les églises mais aussi aide aux malades). Des membres de la communauté lesbienne et gay portant sur le dos une veste de moto en cuir se relaient, et les hôpitaux se voient remplis de présences queers comme rarement.
Ce n’est qu’au début des années 1990, comprenant le besoin de leur communauté de réveiller les consciences, que les premiers couturiers gays osent le fetishwear et le latex sur leurs runways. D’abord avec Gianni Versace et sa collection “Miss S&M” en 1992 qui défraya la chronique. S’il ne fit pas l’unanimité chez les critiques, il éveillera certains esprits à la cause LGBT et surtout à la lutte contre le sida. Le New York Times titrera “Chic or cruel ?”, estimant que la collection était peut-être trop sexuellement chargée pour vendre. Tim Blanks, critique de mode, voit ça comme une réponse à la crise sanitaire et écrit “Look but dont touch”, dénonçant avec Gianni le mépris pour une communauté touchée par une crise sans précédent.
“Last night they were 200 socialites in bondage” , dira Versace au New York Times à propos d’un gala de charité pour les victimes du VIH où tout le monde avait adopté ses looks. Versace réussit un tour de force en habillant des mondaines avec les codes d’une culture sexuelle qu’elles connaissent pas ou peu – ce qui le faisait beaucoup rire – pour une cause qui lui tenait à cœur.
Thierry Mugler, en 1995, représente fièrement les sous-cultures dont il est issu et présente une collection couture au Cirque d’hiver. Collection presque uniquement composée de vêtements en latex, corsetage, mesh. Toutes les silhouettes sont nues sans être nues. Le casting est éclectique, il fait même défiler des hommes et des drag-queens qui ferment le show. Du jamais-vu pour l’époque. On pourrait résumer le défilé à “Sex cyborg meets BDSM couture” avec des hommes pour une collection haute couture réservée à la femme.
La même année, Jean-Paul Gaultier ouvre sa collection ready to wear fall 1995 avec une moto, du latex et 109 silhouettes dont la plupart ornées de latex, cuir, corsets et laçages. C’est sur ce défilé qu’apparaît le trompe-l’œil Vasarely, imitant un corps nu seulement paré d’un bikini. Naomi Campbell et d’autres mannequins défilent même avec un fouet et d’autres accessoires de bondage.
Dans le même genre provocateur pour l’époque, en 1997, Gucci sort le célèbre G-string composé du logo de la maison et d’une simple ficelle, porté à la fois par une femme et un homme sur le catwalk – ce qui deviendra l’ancêtre du jockstrap, article fétiche du vestiaire BDSM gay. Tom Ford se fait incendier par la critique: “A one-night stand at Studio 54”, titre Vogue. “I hope it was sexy”, confesse le designer aux reporters présents.
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La mode s’inspire énormément des mouvements sex positive et des sous-cultures gay, cuir, latex et sex work pour créer mais aussi pour dénoncer un certain dédain des politiques dans un contexte où l’homosexualité, le bondage et la prostitution sont vues comme des perversions sexuelles.
“Le masochisme opère un singulier détournement de la loi, il met la punition d’abord et fait comme si la loi lui permettait alors et même lui ordonnait d’éprouver le plaisir défendu ; la même loi qui nous interdit de réaliser un désir sous peine d’une punition conséquente devient une loi qui punit d’abord et nous donne le plaisir interdit”, écrit Deleuze à Foucault en 1973.
En introduisant le BDSM dans un lieu mondain et à un public qui pourrait y être réfractaire, ces créateur.ices punissent d’abord leur public en montrant des collections jamais vues que la cliente moyenne aura peine à recréer. Iels éprouvent aussi le plaisir d’avoir enfreint les mœurs de l’époque par la simple exposition d’une sous-culture jugée déviante aux yeux du monde.
Pour rappel, la dépénalisation de l’homosexualité en France (1982) date de seulement dix ans avant ce virage des défilés vers une esthétique plus sexe et provoc qui ouvre le débat sur le sida, car à l’époque, on est encore loin de la trithérapie qu’on connaît aujourd’hui (le premier médicament à avoir été mis sur le marché et pas seulement en essai clinique date de 1995).
La communauté queer vient tout juste de traverser une des plus grosses crises de son histoire et une de ses esthétiques majeures est déjà appropriée par des créateur.ices n’ayant aucun lien avec cette même tranche de la population.
A la fin des 90’s, les films Le Cinquième Elément et Matrix finissent de populariser le latex et le fetishwear dans le mainstream, les tenues sont full cuir, je me rappelle encore de Trinity en plein combat avec son trench et ses lunettes noires ou de Milla Jovovich portant une combinaison cut out en latex créé par Jean-Paul Gaultier dans le rôle de Leeloo. En 2010, tu te souviens peut-être aussi du clip de “S&M” de Rihanna avec son full outfit latex rose et ses paroles “Cause I may be bad, but I’m perfectly good at it, Sex in the air, I don’t care, I love the smell of it”. Je les chantais à tue-tête dans le salon de ma grand-mère sicilienne protégée par la barrière de la langue mais surtout sans vraiment comprendre les paroles.
Il y a eu aussi Gaga en full latex pour rencontrer la reine d’Angleterre, dans sa tenue Atsuko Kudo. Aujourd’hui, si je te dis latex et BDSM, tu penses à qui ? Moi, la première personne qui me vient à l’esprit, c’est Violet Chachki et ses corsets ultra serrés dans RuPaul’s Drag Race.
En termes de designer, ça donne quoi ?
Je vais te donner mes préférés même si certain.es ne sont plus à présenter tant iels ont fait parler d’eux. Ludovic de Saint Sernin, qui vient de quitter Ann Demeulemeester après avoir signé un des looks les plus en vogue de la saison porté par Hunter Schafer dans sa version blanche, le fameux feather bra, fait entièrement de cuir cachant tout juste les nipples du mannequin. Pour rappel, la plume est aussi un accessoire bondage, et sert à supplicier le soumis par chatouillement. En la plaçant sur le sein de la modèle, ceci vient chatouiller l’imagination du public. LDSS propose aussi une mode genderless pour sa marque éponyme, avec notamment les culottes et slip lacés, les minijupes homme et femme mais surtout l’iconique cleavage bag qui rappelle les corsets ultra serrés des dominas.
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“S’inspirer du travail du sexe n’est ni surprenant ni mal, mais tant que les travailleur.se.s du sexe ne pourront pas exister sans honte, sans manque de sécurité et sans crainte d’être emprisonné.e.s, l’appropriation de leur mode de vie et de leur esthétique continuera d’être offensante”, écrit Gigi Fong journaliste de mode pour HypeBae.
Et je ne suis on ne peut plus d’accord : à l’approche de la célébration du Mois des fiertés, faire du fetishwear sans habiller des minorités de genre souvent les plus touchées par le travail du sexe me semble impensable. Les designers ici cité.e.s ont fait défiler différent types de mannequins, trans, cis, racisé.e.s ou ont habillé pour des événements des travailleur.se.s du sexe. Si la mode s’approprie la marge et son esthétique pour la vendre au centre, alors il faut amplifier les discours portés par la marge et ses revendications, sans quoi l’appropriation continuera.
Que viva le latex, le BDSM et surtout les queers <3.