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Musique

De quoi Aya Nakamura est-elle le symbole ?

Avec une exposition médiatique à son paroxysme et trois albums à son actif, Aya Nakamura est la figure de proue de la pop urbaine. Et son ascension expose les parts d’ombre d’une société française encore engluée dans son imaginaire colonial.

Ses sons addictifs mettent des millions d’écouteurs en transe et ses clips léchés lui permettent de jouer dans la même cour que les stars internationales du moment. Mais en France, cela ne semble jamais assez. Aya Nakamura est devenue un cas d’école illustrant les limites du discours pompeux sur la diversité et le vivre-ensemble à la française de ces 30 dernières années. Ce vivre-ensemble qui vient d’être éventré par le vivre-chacun-chez-soi dicté par la situation sanitaire. A la tête du collectif de hip-hop Secteur Ä entre 1995 et 2008, Jérôme Ebella alias Kenzy regarde tout ça d’un œil amusé, car l’histoire ne cesse de se répéter : sur Journal intime, son premier album sorti en 2017, la chanteuse originaire d’Aulnay-sous-Bois impose une approche musicale qui a déjà porté ses fruits, et dont le producteur connaît la formule sur le bout des doigts.

Dès la fin des années 90 et début 2000, les rappeurs de la périphérie nord de Paris ajoutaient à ce cri venu des bas-fonds new-yorkais d’autres sonorités dont le funk californien, la rumba congolaise, le zouk antillais, le compas haïtien et le dancehall jamaïcain. Son tube Djadja en est la parfaite illustration. La formule Aya Nakamura est “un mélange entre le français, comme langue d’expression, des batteries qui sonnent comme celles des productions d’artistes US, et des mélodies qui rappellent celles des artistes africains, dont les titres résonnent jusque dans la diaspora. Aya Nakamura est l’antithèse de l’idée, défendue par beaucoup en France, selon laquelle à Rome, on fait comme les Romains. De Doc Gynéco à Bisso Na Bisso en passant par Ärsenik et Singuila, le génie marketing abreuve la France de morceaux dansants et décomplexés tandis que la musique urbaine se façonne une identité qui surprend par sa versatilité.

Malgré l’ouverture à la diversité, les artistes femmes invisibilisées

Il aura pourtant fallu un coup de pouce inattendu pour aider la magie à opérer, et une double entente, à la fois législative et commerciale, pour que ce syncrétisme ait lieu, peu avant la naissance de la pop star, en 1994. C’est avec la loi 94-665, communément appelée loi Toubon, qui oblige les radios à diffuser 40 % de chansons d’expression française que le rap fait son entrée dans les foyers français. Tel un raz-de-marée, les maisons de disques y voient une opportunité pour signer de nouvelles têtes d’affiche et les radios emboîtent le pas, dont la plus emblématique du genre, Skyrock. Portés par des succès grand public comme “Simple et funky” d’Alliance Ethnik, “Caroline” de MC Solaar, “Je danse le mia” d’IAM ou le sulfureux “Ma Benz” de NTM, les projets artistiques inondent le marché, mais les femmes sont les grandes absentes des charts. “Je pense que, pendant longtemps, les artistes féminines ont traîné l’idée qu’une artiste ne peut pas faire l’adhésion chez d’autres filles”, estime Jérôme Ebella. « Parce que les filles sont jalouses entre elles »: Ce postulat absurde a freiné le développement d’artistes prometteuses. Et les chanteuses qui sont passées avant Aya Nakamura n’ont pas connu le même niveau d’investissement que leurs homologues masculins de l’époque. L’autre chose, c’est que, pour exister, ces artistes ont besoin d’être “encadrées, signées et validées” par des hommes. “Ce fut par exemple le cas d’Assia avec Doc Gynéco ou de Wallen avec Sullee B Wax”, analyse Jérôme Ebella. D’abord réduites à ce rôle de soutien vocal, aussi bien sur scène que lors de sessions studio, il faudra attendre le début des années 2000 pour voir apparaître sur nos écrans quelques visages féminins tels qu’Assia, Jalane ou K-Reen.

Dans le collimateur de la misogynoire

De l’ombre à la lumière : le style détaché d’Aya Nakamura casse les codes du faire-valoir féminin traditionnel du rap français et s’affranchit visuellement du cadre imposé à ses aînées. Artiste francophone la plus écoutée sur les plateformes de streaming, son phrasé nonchalant mi-chanté mi-rappé détonne. Entourée de ses copines noires stylées, la Franco-Malienne renvoie l’idée d’une confiance solide en son sex-appeal. À l’examen public des années 90-2000 s’ajoute aujourd’hui la toute-puissance des réseaux sociaux qui permet aux trolls de redoubler d’agressivité à son égard, la trouvant trop sexy, trop foncée ou pas assez française. “Toutes les fois où on lui a dit : “Oh, on ne comprend pas ce que vous dites.” C’est une remarque qu’on ne ferait jamais à Norah Jones ou à une artiste indienne, américaine ou colombienne. La musique, ce n’est pas comprendre ce qui est dit dans les paroles. La musique, c’est d’abord une œuvre d’art, d’abord une sensibilité. Si tu ne comprends pas ce que je dis, si ça te dérange que je sois noire, si ça te dérange que je sois trop foncée, c’est ton problème. Déjà, tu ne parles plus d’art. Tu parles de ton problème à toi, de comment tu envisages la musique”, réagit, agacée, Binetou Sylla. Pas très emballée par son dernier projet AYA, porté par les singles Jolie Nana et Doudou, la productrice et directrice du label Syllart Records, face aux injonctions des réflexions sociologiques et féministes, remet en question son propre jugement. “Je n’ai pas aimé ce qu’elle a écrit par rapport à son deuxième album Nakamura, parce que c’est une Aya qui est hyperamoureuse et en fait, ça ne rentre pas dans son image de fille badass, la fille forte qui s’en fout des mecs. Dans son album, il y a d’autres facettes d’elle et c’est quelque chose sur laquelle je m’interroge moi-même : pourquoi j’attends d’Aya qu’elle soit une femme forte ? »

Aya, un symbole de lutte malgré elle ?

Son ascension d’essence symbolique propose d’autres paradigmes à une communauté noire en mal de représentation. Il s’agit d’ailleurs d’une position qu’elle a toujours refusé d’endosser, rappelle Binetou Sylla, également co-autrice de Le Dérangeur, petit lexique en voie de décolonisation. En voulant la défendre des attaques racistes et sexistes, on rentre dans un cercle vicieux. On l’assigne toujours et encore, en ne faisant d’elle qu’un symbole des femmes noires. Elle est victime du symbolisme qu’on veut lui faire porter. Dans l’histoire de la musique, malheureusement, les artistes qu’on assigne à des choses comme ça finissent mal, en général. On leur enlève leur rôle d’artiste pour les assigner à un rôle de symbole, alors qu’eux, ils ont juste envie de faire de la musique. Aucun artiste ne le vit bien, même ceux qui y arrivent, ou alors il faut qu’ils le fassent très bien. Beyoncé par exemple, c’est intéressant. Elle a attendu pratiquement quinze ans avant de s’ériger comme symbole. Il y a eu toute une maturation artistique, et aussi humaine.” Mais le symbolisme n’est-il pas le propre de la pop ?

Si sa musique s’invite régulièrement chez les bobos, le succès d’Aya Nakamura s’inscrit aussi dans une ère de grand combat, contre le patriarcat, les violences policières, les violences faites aux femmes, et en dit long à la France sur ses influences faites de rencontres culturelles imposées par la colonisation et favorisées par la globalisation. La chanteuse est l’allégorie de cette phrase de Frantz Fanon, écrivain et figure de l’anticolonialisme, qui dit : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ». A défaut de grandes analyses sur sa présence à cet instant précis de l’Histoire, ses paroles revanchardes, son franc-parler légèrement agacé et ses regards en coin signifient son refus clair de faire un effort, comme un doigt d’honneur levé à l’adresse de ceux qui peinent à respecter sa musique pour ce qu’elle est vraiment.

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