“Une grosse ne peut pas être androgyne”
L’encadrement par le groupe de mon corps “anormal” s’est étendu jusqu’à mon identité de genre. Il y a quelques années, j’ai essayé de parler de ma non-binarité à un ami trans. Il était mince, on l’appelait “Monsieur” quand il rentrait dans les magasins. Il m’a dit : “Le truc, c’est que t’as pas un corps androgyne. Tu as des formes. C’est difficile qu’on te voie comme non-binaire.” Le verdict était tombé : même dans le milieu queer, je ne serai jamais celle que je voulais être. La faute à la réappropriation par la mode du mythe des androgynes, minces, grands, diaphanes (pour ne pas dire blanc.he.s).
Enfant, j’étais libre. J’étais un être “sans formes” de qui on n’attendait aucune performance sociale de genre. Ma famille me laissait être comme j’étais : un tomboy. À l’adolescence, soudainement, mon corps s’est mis à devenir “féminin”. J’ai commencé à avoir des “formes” et ces “formes” signifiaient clairement que je devais me comporter en meuf. Fini le torse nu devant la fenêtre, les cheveux courts, les baskets Geox fluos avec des straps, les jeux sauvages, les genoux toujours couverts de croûtes causées par des chutes incessantes en rollers ou à vélo, la liberté de mouvement… J’étais devenue une femme et je n’avais qu’à bien me tenir, à me comporter comme toutes les autres “filles de bonne famille” du lycée. Je n’avais donc plus que deux choix : la “pute” ou la sainte. J’ai choisi la première de la classe isolée qui refuse d’avoir une vie sentimentale et sexuelle. J’ai désormais compris que ce qui me faisait souffrir n’était pas mon corps gros. C’était le fait d’être hypersexualisée en tant que femme et de me plier à cette règle en réprimant ma fluidité de genre.
J’ai cherché à interroger une personne qui aurait pu partager cette douloureuse expérience avec moi. Je suis tombée sur Dan, la trentaine, informaticien.ne dans une ville du Grand Ouest. Iel porte une belle coupe au bol, quelques piercings au visage et exhibe des tatouages gothiques/rock sur les bras, symptôme de son amour adolescent pour Evanescence. Dan a mis longtemps à faire son coming out non-binaire. Pourtant, dans son cœur, cette identité est bien présente depuis l’enfance. “Je n’osais pas assumer mon androgynie. J’étais une “butch”, ce genre de lesbienne grosse qui s’habille en mec et qui est perçue comme un bug du système par la société et par le milieu queer”, explique-t-iel.
Dan raconte avec souffrance la découverte de son identité non-binaire. Sa voix tremblote, la conversation touche à quelque chose de profond. “D’un peu honteux même”, me dit-iel, lorsque je demande s’iel veut continuer ou pas. “Il m’est arrivé de dire “Moi, c’est iel, je suis fluide” et qu’on me réponde “Ouais, t’es une butch quoi”. Parce que l’androgynie, c’est mince. Les lesbiennes grosses et masculines ne sont pas androgynes mais camionneuses.”
Dan a raison : les minces masculines ne sont pas des “routières”, des “bouchères” mais des créatures mystérieuses et intrigantes devenues une norme de beauté dans le milieu queer. Je ne suis donc pas la seule à avoir voulu ardemment ressembler à une pub Balenciaga ambulante, convaincue que la minceur aurait été mon laissez-passer pour le monde de la non-binarité. A avoir été persuadée que maigrir était la seule voie vers l’émancipation, la liberté, la possibilité d’être comme je me sentais à l’intérieur.
Quand Elliot Page a fait son coming out trans et lesbien, il soulignait l’importance de dépasser nos différences car “c’est une manière de vivre meilleure et plus simple. Et en fin de compte, ça sauve des vies”. Nos vies, celle de Dan, celle de Leïla, celle d’Elliot, celle d’autres personnes grosses, trans, non-binaires, auraient effectivement été plus simples si nos corps n’avaient pas représenté une menace pour celles et ceux qui nous regardaient. Ceux qui – pour reprendre l’expression de Judith Butler dans Faire et défaire le genre – ont mutilé nos existences pour conforter la leur.
Enfant, j’étais libre. J’étais un être “sans formes” de qui on n’attendait aucune performance sociale de genre.