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Grossophobie : comment j’ai survécu au trauma

J’ai subi la grossophobie pendant mon adolescence et jusqu’à ma vingtaine. Aujourd’hui, je réalise à quel point cette discrimination a entravé ma construction, mes relations, le rapport avec ma fluidité de genre. Par la force de l’amour et de quelques personnalités exemplaires, je découvre enfin une nouvelle manière d’être moi.

©Armony Dailly

Il y a deux mois, jai eu envie de nettoyer une ancienne boîte mail que jutilisais il y a plus de dix ans, quand j’étais au lycée. Jai sélectionné tous les messages reçus avec lintention insouciante den supprimer la totalité pour faire de lordre dans ma vie. Mais la curiosité ma piquée : quel genre de mails recevais-je en 2010, lannée de mon bac ? 

Jai scrollé jusqu’à arriver à une boucle qui a attiré mon attention. Elle sappelait “Explications”. Le premier message, c’était un mail groupé que jenvoyais à toute une bande de filles de ma terminale. Après avoir découvert que jentretenais une relation homosexuelle avec une autre personne de l’école, elles mavaient lynchée à coups dhomophobie lors dune soirée à laquelle je n’étais pas présente. Dans le mail, je demandais justement des explications : pourquoi sacharner autant sur moi à cause de ma sexualité ? N’étaient-elles pas féministes et babas cool ? 

Jusquici, rien ne me choquait. Je me rappelais avoir subi cet effet de groupe terrible, cette homophobie cruelle : un traumatisme commun dans mon entourage post-bac. Ce dont je ne me rappelais absolument pas, c’étaient les insultes grossophobes. Dans le mail, je détaillais une série de phrases qui mavaient été adressées et jen demandais le sens. Lune de mes camarades avait dit que j’étais tellement grosse quelle avait du mal à comprendre comment javais pu réellement avoir une vie sexuelle. Elle se demandait sarcastiquement quel genre de fille aurait pu trouver joli le tas de graisse que j’étais. Là, les vannes se sont ouvertes, la blessure oubliée a saigné très fort et, dix ans après, je me suis prise en pleine figure la réalité de la grossophobie dont javais été victime. 

Relire ma vingtaine sous le prisme de la grossophobie subie ma fait comprendre à quel point elle s’était insinuée profondément dans ma sphère affective, jusqu’à me conduire à accepter de vivre des relations avilissantes, parfois même humiliantes. Jai réalisé à quel point cette discrimination avait amputé ma vie et avait fait germer en moi la croyance de lillégitimité amoureuse, sociale voire professionnelle. Ses racines s’étaient tellement répandues que je m’étais persuadée inconsciemment que même ma non-binarité n’était pas acceptable : une grosse peut-elle être réellement androgyne ? 

Jai essayé tant bien que mal de reconstruire ma relation à la grossophobie. De la culpabilité dexister jusqu’à lacceptation de la dévalorisation systématique, en passant par le douloureux rapport à la fluidité de genre… Ce récit nen est quun parmi tant dautres. Il pourra peut-être contribuer, à sa petite échelle, à avancer dans le combat anti-grossophobie.

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©Fanny Beckman

Corps gros, corps coupable

En discutant avec lactiviste Corps Cools cet hiver pendant le confinement, jai entamé une longue réflexion sur mon adolescence et mes relations affectives. “Je refuse en bloc toute médicalisation du corps gros”, ma-t-elle dit. Aujourdhui je lis sur son Instagram : “Que serait la santé des gros.ses dans une société qui ne les discrimine pas ?”


Quand on subit la grossophobie en tant que femme, on développe limpression d’être fautive. Là où les camarades hommes, bien quils ne soient pas épargnés de toute souffrance, peuvent être vus comme des “bons vivants”, des “mecs tendres”, des “bonshommes costauds”, nous, les femmes, on est juste des “grosses”. Au mieux, on est rattachées au stéréotype de la matrone, de la grande maman bienveillante et souriante. Quand on est une fille du Sud, comme moi, le mythe de la mamma italienne a très bon dos. Au pire, on est des femmes ayant échoué à être séduisantes. Il faut souffrir pour être belles : nous, on n’aurait pas assez souffert pour se forcer à l’être. 


La médicalisation du corps gros narrange rien : je ne compte plus le nombre de nutritionnistes et de médecins esthétiques que jai vu dans mon enfance. Mes parents nen sont pas coupables, iels voulaient me voir heureuse et pensaient contribuer à résoudre ce que lon pensait être un problème. Aujourdhui, iels ont compris ce que jai enduré et en veulent à ces professionnel.le.s de les avoir autant fourvoyé.e.s. Des médecins qui n’hésitaient pas à affirmer : “Il faut maigrir, vous allez avoir des soucis de santé”, “Votre fille est obèse Madame, sa cellulite est à un stade très grave”. Les diagnostics à lemporte-pièce déteignent sur les comportements des proches. 

Jai connu aussi les regards concernés de mon entourage dès que javalais quelque chose. Le contrôle permanent de mon assiette. Le jugement quand josais me faire plaisir. Normal : les médecins disaient que ce n’était pas bien. Gras Politique a maintes fois mis laccent sur les oppressions et injonctions que le corps médical peut exercer sur les patient.e.s gros.ses. Depuis 2016, le collectif dresse dailleurs la liste des “médecins safe”, des professionnel.le.s traitant leurs patient.e.s avec humanité. 

“La première fois quon ma traitée dobèse, javais 8 ans. La docteure, sans même me regarder, a dit à ma mère assise à côté de moi que j’étais atteinte dobésité infantile et que c’était une chose très grave”, se souvient Leïla. Leïla, gamine, avait des problèmes d’élocution. Elle n’était pas mince, ses camarades se moquaient delle : “Je regarde des photos denfance : je ne sais pas si j’étais obèse ou pas, peu mimporte. Ce mot ma tuée à ce moment-là. Aux yeux de cette femme, je n’étais pas une gamine super chou avec un peu de ventre qui se faisait bizuter et avait besoin damour, j’étais juste malade. Elle donnait raison à mes harceleurs.ses par un vocabulaire médical déshumanisant au possible.”

Ce mot, “obèse”, l’empêche encore aujourdhui davoir une vie affective. Cest dur pour elle de laisser quelquun toucher ce corps quon lui a expliqué être inapte à vivre une intimité car en dehors de la norme de santé. Comme le souligne Christine Laemmel dans une enquête de 2018 pour Slate, lhygiénisme libéral du corps médical traumatise les patient.e.s au lieu de prendre en charge leurs besoins et leur santé. 

Aujourdhui, des militant.e.s comme Corps Cools, Daria Marx, des photographes de génie comme Haley Morris-Cafiero (qui ridiculise ses harceleurs.ses de rue dans la série The Bully Pulpit), Fanny Beckman et Armony Dailly racontent aussi mon histoire. Iels me font prendre conscience des raisons pour lesquelles je me suis autant dévalorisée affectivement. Et ce n’est pas parce que j’étais complexée ! Mais parce quon ma diagnostiquée en tant que corps dérangeant, un corps à expulser, à maîtriser. 

Je regarde des photos denfance : je ne sais pas si j’étais obèse ou pas, peu mimporte. Ce mot ma tuée à ce moment-là.

“Tu prends trop de place”

Dévalorisation, agressions, effets de groupe, tentatives dannihiler ma parole, psychophobie… Jai été confrontée plusieurs fois à ce schéma dont la grossophobie systématique endurée de mon adolescence à laube de la vingtaine a été lun des déclencheurs. La culpabilité de tout simplement être, de “prendre trop de place”, peut mener à la croyance que quand on nous aime, finalement, on nous fait une fleur. Il y aurait peut-être un lien à imaginer entre la répétition du schéma de harcèlement dans une vie et la grossophobie subie. Et particulièrement si elle a mené à une culpabilisation systématique qui a été validée par le système médical.

Je pense que lorsque des personnes mont dit que “je prenais trop de place” et ont ainsi justifié leur harcèlement – outre le manque de sororité qui parfois empêche les femmes de se réjouir de l’épanouissement de lautre –, il y avait là une volonté secrète de soumettre et contrôler un corps “étrange”. De me rappeler que je navais pas le droit d’être bien avec moi-même. L’étonnement manifesté par ma camarade du lycée quant à ma sexualité le prouve : comment est-ce possible quune personne “grosse et moche” puisse avoir une vie sexuelle et lassumer ? Ne devrait-elle pas être en train de se cacher dans une chambre sombre et de pleurer ? De se tuer au sport pour obtenir une apparence “normale” ? Une personne lesbienne et grosse qui ouvrait sa voix avait donc forcément un ego surdimensionné. Alors quest-ce quon voulait réellement détruire, mon gros ego ou mon corps gros ? 

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©Fanny Beckman

“Une grosse ne peut pas être androgyne”

Lencadrement par le groupe de mon corps “anormal” sest étendu jusqu’à mon identité de genre. Il y a quelques années, jai essayé de parler de ma non-binarité à un ami trans. Il était mince, on lappelait “Monsieur” quand il rentrait dans les magasins. Il ma dit : “Le truc, cest que tas pas un corps androgyne. Tu as des formes. Cest difficile quon te voie comme non-binaire.” Le verdict était tombé : même dans le milieu queer, je ne serai jamais celle que je voulais être. La faute à la réappropriation par la mode du mythe des androgynes, minces, grands, diaphanes (pour ne pas dire blanc.he.s).  

Enfant, j’étais libre. J’étais un être “sans formes” de qui on nattendait aucune performance sociale de genre. Ma famille me laissait être comme j’étais : un tomboy. À ladolescence, soudainement, mon corps sest mis à devenir “féminin”. Jai commencé à avoir des “formes” et ces “formes” signifiaient clairement que je devais me comporter en meuf. Fini le torse nu devant la fenêtre, les cheveux courts, les baskets Geox fluos avec des straps, les jeux sauvages, les genoux toujours couverts de croûtes causées par des chutes incessantes en rollers ou à vélo, la liberté de mouvement… J’étais devenue une femme et je navais qu’à bien me tenir, à me comporter comme toutes les autres “filles de bonne famille” du lycée. Je navais donc plus que deux choix : la “pute” ou la sainte. Jai choisi la première de la classe isolée qui refuse davoir une vie sentimentale et sexuelle. Jai désormais compris que ce qui me faisait souffrir n’était pas mon corps gros. C’était le fait d’être hypersexualisée en tant que femme et de me plier à cette règle en réprimant ma fluidité de genre. 

Jai cherché à interroger une personne qui aurait pu partager cette douloureuse expérience avec moi. Je suis tombée sur Dan, la trentaine, informaticien.ne dans une ville du Grand Ouest. Iel porte une belle coupe au bol, quelques piercings au visage et exhibe des tatouages gothiques/rock sur les bras, symptôme de son amour adolescent pour Evanescence. Dan a mis longtemps à faire son coming out non-binaire. Pourtant, dans son cœur, cette identité est bien présente depuis lenfance. “Je nosais pas assumer mon androgynie. J’étais une “butch”, ce genre de lesbienne grosse qui shabille en mec et qui est perçue comme un bug du système par la société et par le milieu queer”, explique-t-iel. 

Dan raconte avec souffrance la découverte de son identité non-binaire. Sa voix tremblote, la conversation touche à quelque chose de profond. Dun peu honteux même”, me dit-iel, lorsque je demande siel veut continuer ou pas. “Il mest arrivé de dire “Moi, cest iel, je suis fluide” et quon me réponde “Ouais, tes une butch quoi”. Parce que landrogynie, cest mince. Les lesbiennes grosses et masculines ne sont pas androgynes mais camionneuses.”

Dan a raison : les minces masculines ne sont pas des “routières”, des “bouchères” mais des créatures mystérieuses et intrigantes devenues une norme de beauté dans le milieu queer. Je ne suis donc pas la seule à avoir voulu ardemment ressembler à une pub Balenciaga ambulante, convaincue que la minceur aurait été mon laissez-passer pour le monde de la non-binarité. A avoir été persuadée que maigrir était la seule voie vers l’émancipation, la liberté, la possibilité d’être comme je me sentais à lintérieur. 

Quand Elliot Page a fait son coming out trans et lesbien, il soulignait limportance de dépasser nos différences car “cest une manière de vivre meilleure et plus simple. Et en fin de compte, ça sauve des vies”. Nos vies, celle de Dan, celle de Leïla, celle d’Elliot, celle d’autres personnes grosses, trans, non-binaires, auraient effectivement été plus simples si nos corps n’avaient pas représenté une menace pour celles et ceux qui nous regardaient. Ceux qui – pour reprendre l’expression de Judith Butler dans Faire et défaire le genre – ont mutilé nos existences pour conforter la leur. 

Enfant, j’étais libre. J’étais un être “sans formes” de qui on nattendait aucune performance sociale de genre.

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©Fanny Beckman

“Mais tu nes plus grosse !”

Certain.e.s mont dit, sans penser à mal bien sûr, que je ne suis plus grosse. Cela devrait-il me rassurer ? Premièrement, pour le corps médical, je reste une personne en surpoids par rapport à sa taille, son âge et toute la ribambelle de paramètres aléatoires produits par la science. Deuxièmement, les blessures de la grossophobie restent et je dois faire beaucoup de méditation dès que les complexes, mes meilleurs amis imaginaires denfance, refont surface. “Si tu tombes enceinte un jour, ça va être foutu” ; “Inutile de cacher tes seins avec un binder, ça fait juste une forme cheloue” ; “Arrête de manger tes émotions ”… et cætera. Troisièmement, peu importe mon poids et ma forme, je serai une femme grosse dans mon cœur toute la vie et ça me plaît plutôt bien. Nous sommes des corps en perpétuelle transition, nous nous transformons sans cesse et si lamour quon reçoit devait dépendre de laspect que nous avons à un instant T dans notre vie, on nen recevrait pas beaucoup. Voire jamais. Nous serons toujours rattrapé.e.s par le jeunisme, la grossophobie, la transphobie ou que sais-je encore.

Rencontrer une personne qui maime comme je suis et comme je serai physiquement a été une libération : je sais que cet amour nest pas conditionné à mes évolutions, à mes métamorphoses constantes. Oui, la société validiste et performative nous apprend quil faut saimer soi-même avant d’être aimé.e par les autres. Il y a là une vérité, certes, mais dans ce cas, beaucoup de personnes discriminées passeraient leur vie à ne jamais oser sapprocher de lamour. Si elles ne tuent pas toujours physiquement, les discriminations tuent toujours psychiquement. Elles ralentissent, entravent, empêchent la construction du soi. Jusqu’à, parfois, mener la personne concernée à questionner la légitimité de son existence. La rencontre avec lautre est transformative, libératrice : et si on changeait nos manières daimer les corps au lieu de demander aux corps meurtris de fournir un effort supplémentaire pour conquérir lamour ?

Quand Elliot Page a partagé sur Instagram, le 1er décembre 2020, la lettre où il faisait son coming out trans, quelque chose a fait tilt en moi. “Cest remarquable ce que ça fait denfin maimer assez pour poursuivre mon moi authentique”, écrivait-il.  Je maime assez aujourdhui pour poursuivre mon moi authentique. Jessaie de passer des moments agréables avec mon corps après tant dannées à être fâchée. Jen prends soin et je lui fais plaisir. Le plus beau compliment quon puisse nous faire est peut-être le reproche récurrent : “Tu taimes beaucoup quand même…” Eh oui, et tu nas pas idée d’à quel point jai désiré pouvoir me regarder un jour dans un miroir et me dire : “Tes vraiment un beau gosse.”

*Tous les prénoms ont été changés.

Ressources : https://graspolitique.wordpress.com/

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