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“C’est pas ma faute” : mettre les mots sur les TCA

Dans son ouvrage autobiographique “Dix-sept heures douze, place d'Italie”, Anaïs Nighoghossian s’ouvre sur ses troubles du comportement alimentaire (TCA). Pour NYLON, elle raconte la charge mentale face aux questions de poids.

Début des années 2000. J’ai 14 ans. Dans mon MP3, j’ai chargé une trentaine d’heures de tubes piratés sur eMule. Le vent dans les cheveux lissés, j’écoute le titre phare d’Alizée. L’été qui précède mon entrée en classe de seconde, j’ai grossi. Enfin, j’ai “pris des formes”. Jusqu’alors, je cachais ma silhouette fil de fer sur laquelle personne ne se retournait sous des hoodies XXL piqués dans l’armoire de mon grand frère.

Septembre 2003, je suis à l’étroit dans mon jean Levi’s à coutures tournantes. A la cafétéria du lycée, j’ai pris l’habitude de délaisser pain, frites et riz pour une portion de légumes, poisson et fromage blanc. Au fil des semaines, mes poignées d’amour ont disparu, je me regarde dans le miroir de la salle de bains avec un léger sentiment de fierté. Ce corps en formation, désormais, je peux le dompter.

Ces pensées qui me font vivre un enfer

Au fil des mois, en dépit d’une perte de poids manifeste, mon estime de moi s’atrophie. Je vis à l’heure des Skyblogs, des conversations nocturnes sur MSN ; entre copines, on se scrute, on s’épie. Premiers commentaires anonymes sous une photo de vacances postée sous mon pseudo. Des regards qui vous tuent, l’autre, c’est ce miroir déformant dans lequel je me noie, progressivement.

Janvier 2004. J’ai 15 ans. Le diagnostic tombe. Anorexique mentale. J’ignore ce que ça veut dire, j’étais juste au régime. Et dans la salle d’attente du psy, cette couverture de Jeune et Jolie aux titres aguicheurs : “Maigrir, pourquoi on n’y arrive pas ?” “Beauté : 100 trucs pour être parfaite” et juste en dessous : “Quand faut-il coucher ?” Moi, je comprends que pour coucher, autant être parfaite, se foutre un coup de pied au cul, transpirer en cours d’EPS et oublier les barres Kango au goûter.

Je l’ignore encore, mais je souffre à cette époque de dysmorphophobie, un trouble de la représentation de soi qui annule mon discernement. A mesure que mon poids dégringole, il me devient impossible de porter un regard objectif sur mon apparence physique.

Dans ma classe, on est trois anorexiques. Ces filles sont belles, elles ont du style. Moi aussi, je serai comme elles. Un jour, la prof d’anglais attrape mon poignet et m’interpelle : “Il faut bouffer hein !” Je retire mon avant-bras de son étreinte et la toise avec provocation. Puisqu’on m’a collé une étiquette, je vais l’assumer. Anorexique, je rentrerai dans vos statistiques. L’anorexie comme mode de vie, comme idéal, l’anorexie comme repère identitaire, l’anorexie comme levier de rébellion, voilà ma solution !

Non faut pas déconner, joue pas au gros bonnet, tu t’feras détrôner, faudrait mieux raisonner

Été 2006, j’ai 17 ans. Je viens d’obtenir un bac scientifique mention bien, mais on m’a jugée inapte à poursuivre le cours de mes études. Je n’ai d’autre perspective que l’internement en clinique psychiatrique. Les médecins m’avaient prévenue : “T’as six mois pour te refaire sinon tu sais ce qui t’attend.” Orgueilleuse et farouche, je refuse les soins que l’on m’administre. Je conchie les psys, boude leurs remontrances, leurs jugements catégoriques, leurs pensées factices.

La crise a ses raisons qu’il faut savoir entendre. Si je pouvais remonter le temps pour m’adresser à l’ado révoltée tenant tête aux éminences grises, je lui dirais de ne rien regretter. Je l’écouterais, la questionnerais, la laisserais exprimer sa colère, dire sa peine, ses luttes sourdes et ses névroses. Issu du grec krisis, la crise renvoie au moment critique, à la prise de décision, au passage à l’action. Les crises ne durent pas, elles sont des préalables nécessaires à la guérison.

Les blouses blanches qui m’ont enfermée n’ont vu dans la crise que dissonance et menace. Un matin, c’est la camisole, le corps qu’on isole, les sédatifs, cerveau atone. Je suis retenue captive depuis quatre mois. Anorexique, prisonnière et coupable. De n’avoir pas pu, de n’avoir pas su. Accepter, affronter, se soigner. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans… On n’est pas armé.e, pas équipé.e. On se laisse vivre, aller à la dérive. Mais si ça n’était qu’une étape, parenthèse enflammée qui, quelques années plus tard, me mènerait vers la guérison ?

Janvier 2008, j’ai 18 ans. Je sors de la clinique après plusieurs mois d’isolement. Je suis déscolarisée. L’institution a gagné. Les adultes ont gagné, ou du moins ils le croient. La maladie, elle, ne m’a pas lâchée. Je ne la nie plus, je la défie, m’éprouve à la faire taire. En attendant l’arrivée des beaux jours, elle devrait encore me jouer quelques vilains tours.

J’crois que j’suis perdu, j’crois qu’j’avance dans l’mauvais sens, bientôt 26 ans, en pleine crise d’adolescence.

Août 2009, j’ai 20 ans. Je viens de m’installer à Paris. Avec l’émancipation vient le désir de plaire. Être aimée. Devant l’incertitude de cette vie nouvelle, son lot de promesses et d’inconnu, la maladie reprend ses droits. C’est cyclique. Dès que le doute s’installe, l’angoisse, la déception, je malmène mon corps. Comme dans toute maladie, l’anorexie connaît ses accalmies, périodes de rémission au cours desquelles je goûte à ces joies simples, minutes de bonheur fugaces qui me rappellent qu’au fond, rien n’est jamais perdu.

Si je fraye avec l’ennemi, franchis la ligne jaune dans mes heures sombres, j’apprendrai plus tard à reconnaître les signaux du désespoir. Les personnes souffrant d’anorexie mentale ont une tolérance très faible à l’incertitude. Face à la versatilité de nos existences précaires, la rigidité l’emporte sur la flexibilité mentale.

L’esprit se fige, le corps se cabre, la mécanique s’emballe.

À nouveau, je me sens coupable. Si je réussis brillamment ma scolarité comme mon entrée dans la vie active, j’échoue à me soigner. Pour mes proches, je suis une cause perdue. C’est négliger un paramètre essentiel sur lequel je n’ai aucune prise : le temps.

C’qui compte c’est pas l’arrivée c’est la quête

Vendredi 10 février 2023. L’interprète de Perdu d’avance remporte trois Victoires de la Musique dont celle de la meilleure chanson originale pour son titre “La Quête”. Orelsan a 40 ans. Comme beaucoup, j’ai une histoire avec la maladie. Elle s’est inscrite dans mon corps à l’âge de 14 ans pour le quitter sans nostalgie à l’aube de mes 30 ans. Au terme d’une longue dialectique allant de la négation à l’acceptation, j’ai eu mon déclic. A celles et ceux qui m’écrivent et me demandent conseil depuis la publication de mon témoignage, je n’ai qu’une chose à répondre : les injonctions à guérir, à se soigner, se “prendre en charge” sont vaines si l’on n’est pas prêt.e. A chacun.e son tempo, à chacun.e ses ressorts.

I can buy myself flowers

Septembre 2019, j’ai 30 ans. Je suis anorexique chronique depuis quinze ans. Un matin, je franchis le seuil de l’hôpital Saint-Anne, prête à coopérer. Je suis allée au bout de mon système. Oubliés les bras de fer, j’accepte la main qui m’est tendue. Cette fois, j’en ai la certitude, je ferai taire la maladie.

Dimanche 12 février 2023. Il est dix-sept heures douze et j’ai faim. Je suis descendue au Franprix acheter un paquet de barres Kango. Dans mes AirPods, le dernier tube de Miley Cyrus, “Flowers”. Il n’y a pas d’âge pour recouvrer l’estime de soi. Juste une note, un accord à saisir.

 

Le livre « Dix-sept heures douze, place d’Italie » d’Anaïs Nighoghossian est disponible à la Fnac et dans tes librairies de proximité.

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